Révision

La plupart des articles (traductions exceptées) ont été révisés au cours de l'automne 2014, d'où certains anachronismes au regard de la date de publication.

jeudi 8 octobre 2020

The open window

An elderly writer had formed the habit of writing the words THE END on a piece of paper before he began his stories, after which he would gather a stack of pages, typically thin in winter when the daylight was brief, and comparatively dense in summer when his thought became again loose and associative, expansive like the thought of a young man. Regardless of their number, he would place these blank pages over the last, thus obscuring it. Only then would the story come to him, chaste and refined in winter, more free in summer. By these means he had become an acknowledged master. 

He worked by preference in a room without clocks, trusting the light to tell him when the day was finished. In summer, he liked the window open. How then, in summer, did the winter wind enter the room? You are right, he cried out to the wind, this is what I have lacked, this decisiveness and abruptness, this surprise—O, if I could do this I would be a god! And he lay on the cold floor of the watching the wind stirring the pages, mixing the written and unwritten, the end among them. 

 Louise Glück. Faithful and Virtuous Night, Farrar, Straus & Giroux2014.

Un écrivain âgé avait pris l'habitude d'écrire le mot FIN sur un morceau de papier avant de commencer ses histoires, après quoi il entassait un paquet de feuilles, généralement mince en hiver lorsque les jours étaient courts, et comparativement épais en été lorsque sa pensée redevenait mobile, inventive et vaste comme la pensée d'un jeune homme. Quel que soit leur nombre, il posait ces pages blanches sur la dernière, de manière à la dissimuler. Ce n'est qu'alors que l'histoire lui viendrait, pure et raffinée l’hiver, plus déliée en été. Grâce à ce procédé, il était devenu un maître reconnu. 

Il travaillait de préférence dans une pièce sans horloge, comptant sur la lumière pour l’avertir lorsque la journée était finie. L’été, il aimait la fenêtre ouverte. Comment dès lors, en plein été, un vent d'hiver est-il entré dans la pièce ? Tu as raison, lança-t-il au vent, c'est ce qui m'a manqué, cette décision et cette brusquerie, cette stupeur - Oh, si j’arrivais à faire ça, je serais un dieu ! Et il reste étendu sur le sol froid de son bureau, à regarder le vent qui remue les pages, et mêlant aux pages écrites, les pages banches, et parmi elles, celle qui porte le mot fin.

trad. S. Labbe



"Retrouver le petit frère" de Gisèle Bienne


Il n’est pas toujours évident de dessiner la frontière entre littérature pour la jeunesse et littérature tout court. Retrouver le petit frère, le dernier roman de Gisèle Bienne, paru dans la collection « Medium » de l’école des loisirs fait partie de ces textes qu’on ne s’étonnerait pas de retrouver dans une collection pour adulte, preuve s’il en est, que la jeunesse a mûri ou que les adultes s’accrochent à leurs jeunesses.
Si la narratrice est une adolescente, ce qui correspond aux critères habituellement électifs du roman pour la jeunesse, le thème du récit est particulièrement éprouvant puisqu’il s’agit, comme le laisse justement supposer le titre, de la disparition d’un enfant et de ses répercussions sur la famille qui doit subir cette épreuve. Jolie trouvaille d’ailleurs que ce titre sous forme d’infinitif qu’on peut lire comme une injonction, une nécessité pour tous, ou comme le programme destiné à diriger une existence.

Un enlèvement et ses répercutions

Alors que Sophie et Emma promenaient leur petit frère en poussette, elles ont commis l’imprudence de le laisser seul quelques minutes pour aller observer les canards près d’un étang. À leur retour, Odilon a disparu. Malgré les recherches de la police, l’aide des voisins, au cours d’une « grande nuit folle », après des jours de recherche infructueuses, il faut bien se rendre à l’évidence : le petit frère a très probablement été enlevé !
Les événements de cette terrible soirée, Emma ne va cesser de les revivre, sous l’injonction de gendarmes un peu maladroit d’abord et puis, mue ensuite par le devoir de ne pas oublier : oui, elles ont été doublées par une voiture décapotable, oui la voiture est repassée dans l’autre sens, non, elles n’ont pas relevé les numéros sur la plaque d’immatriculation.
Comment vivre désormais avec la culpabilité qui ne peut manquer de les étreindre ? Comment une famille unie peut-elle continuer à vivre avec ce manque indicible et ces questions ? Les parents d’Emma et Sophie sont des gens équilibrés, il n’y aura pas de reproches, pas de question mais le silence. Un silence oppressant qui ne se veut ni accusateur, ni ostracisant, c’est le silence de la douleur. Une douleur si grande qu’elle ne peut qu’être muette.
Sophie ne mange plus que du sucre, Emma succombe à d’irrépressibles assauts de sommeil qui la surprennent partout, en tout lieu. La famille craque, les deux sœurs s’accusent mutuellement, Emma fugue brièvement et revient. Quand ce ne sont pas les gendarmes qui semblent la soupçonner, elle est accusée par sa « meilleure » amie qui la harcèle pour lui dérober ce qu’elle croit être un secret.
Comment ne pas succomber au sommeil ?

Résolution et synchronicité

Un médecin à l’humour décapant, une sorte de bouffon ou fou du roi Shakespearien va lui redonner espoir :
« Sans réfléchir une seconde, je lui demande où se trouve Odilon.
- Dans le soleil, il me répond, pas du tout étonné par la question. […]
- Il va bien ?
- Il va assez bien mais il irait mieux, si toi, tu allais bien… »
Cette consultation fait germer un espoir qui ne quittera plus l’adolescente.
Les mois vont passer, les années. Emma supporte les vacances chez ces grands-parents, le regard toujours soupçonneux de son amie. Mais une résolution s’est ancrée en elle : ce petit frère, elle ne l’oubliera pas – elle continue de lui écrire, lui donne rendez-vous au grenier ‑  mais surtout, elle le retrouvera.
La où les recherches rationnelles, méthodiques, la logique ont échoué, le goût pour la littérature, l’intuition, les conseils d’un médecin décalé mais porteur d’espoir peuvent-ils réussir ?
C’est tout naturellement qu’Emma, la Recherche du temps perdu et son bac L en poche va effectuer son premier job d’été à Menton, dans le sud. Grâce à son intuition, grâce à sa volonté de ne rien céder, grâce à Andersen, un miracle se produira.
Le roman de Gisèle Bienne est un roman fort dont l’écriture simple recèle des trésors d’émotions. C’est aussi un roman optimiste, s’il fallait expliquer un dénouement qu’on peut trouver étrangement heureux, qui, aux yeux de certains, fera peut-être un peu trop appel au hasard, nous répondrons que Gisèle Bienne offre là une magnifique illustration du concept de synchronicité, élaboré par Jung après sa rupture avec Freud.
Si Emma parvient à atteindre son but, c’est parce qu’elle a su faire confiance à la vie, accepter sa part d’ombre, accepter aussi cette part d’irrationnel qui vient parfois griffer l’existence pour nous donner l’impression de sortir d’un mauvais rêve ou nous redonner l’espoir et qui autorise à prendre un nouveau départ. Emma a su déchiffrer ses messages que la vie adresse parfois à l’inconscient, et Gisèle Bienne donne à son roman une épaisseur qu’on souhaiterait trouver dans tous les romans de littérature dite pour la jeunesse.