Révision

La plupart des articles (traductions exceptées) ont été révisés au cours de l'automne 2014, d'où certains anachronismes au regard de la date de publication.

jeudi 20 juin 2024

https://www.ecoledeslettres.fr/relire-matin-brun-de-franck-pavloff-un-phenomene-dedition-contre-lextreme-droite/

Janvier 1999, mon libraire (Bertrand, de La Nouvelle Librairie à Saint-Brieuc) me fait cadeau d’une plaquette de quelques pages, sortie il y a à peine deux mois. Un petit livre brun barré d’une croix noire et qui a pour titre Matin brun. Le nom de l’auteur, Franck Pavloff, me dit vaguement quelque chose, je l’associe à la Série noire ou au Poulpe[1], mais comme je ne suis pas un grand amateur de polars français, je ne le connais pas. Ce qui m’intrigue, c’est que ce soit Cheyne, l’éditeur de poésie, qui ait publié ce petit livre.

Bertrand, en me le tendant, me dit : « Lis-le. Je suis sûr que tu m’en achèteras d’autres… Pour les offrir. » Il n’avait pas tort. J’enseignais alors en lycée technique et professionnel, on m’avait confié des heures d’histoire, et il n’était pas rare, quand on abordait la Ve République, d’entendre un « Jean-Marie » lancé à l’encan. Petite provocation d’élève, pour voir… Jean-Marie Le Pen avait fait 15 % aux élections présidentielles de 1995, et sa petite entreprise continuait de progresser. Je ne relevais généralement pas les provocations d’élèves, mais les brèves discussions qu’on peut avoir parfois en fin de cours me révélaient que beaucoup de jeunes avaient cédé aux sirènes de l’extrême droite. Comment pouvait-il y avoir un tel décalage entre cette génération et la mienne ?

Ma génération était celle des enfants de la guerre. Mes parents avaient une dizaine d’années en 1945, le traumatisme laissé par la découverte des camps de concentration et l’horreur nazie étaient encore dans toutes les mémoires. Nos professeurs nous avaient fait lire Camus, Aragon, Sartre. Nous connaissions tous les dernières paroles de La Résistible Ascension d’Arturo Ui[2] (« Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde »). Nous avions tous en tête le final en demi-teinte de La Peste : « Écoutant, en effet, les cris d’allégresse qui montaient de la ville, Rieux se souvenait que cette allégresse était toujours menacée. Car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu’on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse. »

Alors j’ai lu Matin brun en classe. J’ai parlé aux élèves de ces personnages de Charlie et du narrateur, deux braves types qui aiment siroter un café tranquille, jouer au tiercé, regarder la finale de la Coupe des coupes ou se faire une partie de cartes. Quand ils apprennent qu’une directive leur impose de tuer les chats et chiens qui ne sont pas bruns, ils le font, se disant qu’au fond, ce n’est pas très grave. Mais la politique de ségrégation ne s’arrête pas là : bientôt la presse libre disparaît, certains livres (« une affaire pas très claire » pour le narrateur) sont retirés des bibliothèques. Il devient prudent d’utiliser l’adjectif brun ou brune à la fin de ses phrases : « […] après tout, le langage c’est fait pour évoluer et ce n’était pas plus étrange de donner dans le brun, que de rajouter ‘‘putain con’’, à tout bout de champ… »

De compromissions en petites lâchetés, Charlie et son ami acceptent l’état brun jusqu’au jour où l’impossible se produit : ce sont les propriétaires de chiens bruns qui sont visés, puis tous ceux qui en ont possédé un. Charlie disparaît.

Je ne suis pas sûr d’avoir convaincu mes élèves de l’époque, qui, très pragmatiques, trouvaient absurde le programme de « l’état brun ». Mais qu’importe, le texte était accessible ; chez certains, il a fait mouche. Il a permis de montrer comment la mise en place d’un état autoritaire passe par des mesures qui semblent anodines, mais dont l’arbitraire est toujours significatif d’une menace.


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vendredi 14 juin 2024

Parcours sur les émancipations créatrices : le voyage, source d’inspiration


La question de l’émancipation est au cœur de la poésie rimbaldienne, on a pu le voir avec la séquence que nous lui avons consacrée. Partant d’une poésie proche de la poésie parnassienne le jeune Rimbaud s’affranchit peu à peu des règles et tourne en dérision la figure du poète dans « Ma bohème ». Avec Une saison en enfer et Les illuminations, il adoptera la forme du poème en prose ou le vers libre pour manifester la trajectoire fulgurante d’un jeune homme qui traverse les aléas de l’existence en choisissant la démarche poétique pour idéal et en y renonçant pour vivre malgré tout. Au poète fugueur succède l’homme des grands voyages qui parcourt l’Europe à pied pour finir en Abyssinie. La thématique des voyages était au cœur de sa poésie, l’objet de notre groupement de texte sera d’interroger le lien que le poète semble susciter spontanément entre poésie et émancipation. Il s’agira donc moins d’interroger la question de l’émancipation formelle (qui peut néanmoins être abordée) que de s’intéresser à la manière dont les poètes envisagent le voyage. Pour rester dans le cadre du programme de première nous n’utilisons que des œuvres des XIXe, XXe et XXIe siècles.

Baudelaire, « Un hémisphère dans une chevelure », Le Spleen de Paris, 1869 ;

Laforgue, « Complainte de la lune en province », Les Complaintes, 1885 ;

Mallarmé, « Brise Marine », Poésies, 1887 ;

Cendrars, ouverte de La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, 1913

Segalen, Poème LIII extrait de Tibet (1919), 1979 ;

Yvon Le Men, « Dans le train qui va de Cluj-Napoca à Timişoara », Les continents sont des radeaux perdus, 2024.

On demandera en outre une lecture cursive du recueil d’Yvon Le Men paru récemment aux éditions Bruno Doucey, Les continents sont des radeaux perdus.


https://www.ecoledeslettres.fr/fiches-pdf/parcours-sur-les-emancipations-creatrices-le-voyage-source-dinspiration/

Ce que l'école n'a pas réussi

 


Je crois que l’école à sa part de responsabilité dans ce qui arrive aujourd’hui, c'est-à-dire l’extension de votes protestataires qui nous conduisent aux portes d’un néofascisme décomplexé.

Pour le dire brièvement, j’appartiens à une génération qui a dû affronter les rigueurs d’un système scolaire sans complaisance. L’élève n’était pas au « centre » du triangle pédagogique, c’était, en toute logique, le savoir qui l’était.
Ce faisant, l’école nous forçait un peu à devenir adulte. Les sciences de l’éducation n’avaient pas été inventées et on était sans doute encore sur la ligne d’Alain : « Il faut que l'enfant connaisse le pouvoir qu'il a de se gouverner, et d'abord de ne point se croire ; il faut qu'il ait aussi le sentiment que ce travail sur lui-même est difficile et beau. Je ne dirai pas seulement que tout ce qui est facile est mauvais ; je dirai même que ce qu'on croit facile est mauvais. Par exemple l'attention facile n'est nullement l'attention ... » (Propos sur l’éducation)
De réforme en réforme, on a renoncé à faire de l’enfant un adulte, c'est-à-dire quelqu’un qui a le "pouvoir de se gouverner". On nous a recommandé toutes sortes de pédagogies ludiques, on nous a invités à une bienveillance toujours plus grande. La bienveillance est d’ailleurs devenue un euphémisme pour ne pas parler de laxisme.
On a dépossédé le professeur de son pouvoir (plus de doublement, pas de zéro, de la mesure dans les sanctions) et on a fini par donner le bac à des cohortes d’élèves qui n’ont jamais fourni le moindre effort pour l’obtenir. Je crois (et je le déplore) que le seul lieu où l’on apprenne à travailler aujourd’hui ce sont les classes prépa. Tous mes anciens élèves me rapportent le choc que constitue pour eux (qui sont pourtant les meilleurs de leurs promotions) l’entrée en prépa.
Je ne blâme donc pas M. Attal d’avoir fait un certains nombres de propositions bienvenues du corps enseignant qui dans sa globalité sent ce qui est en train de se passer. Bien que dubitatif sur les classes de niveaux, je crois que replacer la transmission du savoir et un minimum d’exigence au cœur du système scolaire est une priorité absolue.
Rappelons quand même que l’ascenseur social fonctionnait mieux il y a quarante ans qu’aujourd’hui. Exiger de nos élèves des savoirs, ne pas se montrer complaisant dans les notes, ce sera les aider à devenir adultes.
Pour ma part, je ressens les votes protestataires comme des votes d’enfants gâtés. Je sais qu’il existe des problèmes de pouvoirs d’achat, d’accès aux soins etc. Mais regardons autour de nous ! Nous vivons dans une société libre, une société où la politique, si elle s’empare des bons sujets, peut agir. Or choisir les extrêmes c’est renoncer à la politique, c’est déléguer à des figures d’autorité sa propre faculté de penser et de décider. C’est se conduire…
En enfant qui réclame son dû.
Si comme le constate Fromm dans "La peur de la liberté", la démocratie a apporté la liberté, elle a aussi conduit l’individu à se sentir aliéné et déshumanisé.
Dégagé des liens des société féodales ou patriarcales, qui le limitaient, mais le rassuraient, il n’a pas encore conquis son indépendance. La liberté devient synonyme d’insécurité et d’angoisse. Se mettent alors en place des mécanismes de fuite : l’autoritarisme, la destructivité, le conformisme.
L’adulte est celui qui assume sa liberté et la met au service des autres, ce n’est pas l’enfant qui crie sans cesse pour avoir plus. Le piège de nos sociétés capitalistes qui devient d’ailleurs de plus en plus infernal puisqu’il ne cesse de multiplier les possibilités d’avoir et d'avoir encore, transforme les humains en simples consommateurs frustrés.
Nous avons été jusqu’à encourager l’utilisation du numérique au sein de l’école et nous voyons aujourd’hui où nous conduisent ces outils : à des affrontements puérils et permanents. Il est temps que l’école se redonne pour mission la vocation de former de futurs adultes, forts et fiers d’une culture qu’ils auront acquise par l’effort. Il est temps que nous replacions au centre de notre triangle pédagogique les savoirs.