Révision

La plupart des articles (traductions exceptées) ont été révisés au cours de l'automne 2014, d'où certains anachronismes au regard de la date de publication.

mardi 27 septembre 2016

Les âmes noires de Jim Thomson

De 1275 âmes à 1280 habitants

La petite ville de Pottsville, ses 1280 âmes et son chérif aussi truculent qu’amoral ont d’abord été portés à la connaissance du public français, en 1966, sous le titre 1275 âmes dans la mythique « Série noire » de chez Gallimard. Malgré la traduction hâtive et tronquée de Marcel Duhamel, le génie de l’auteur ne pouvait que sauter aux yeux des amateurs de littérature. La nouvelle traduction de 1275 âmes (titre original, Pop. 1280) a pour titre Potsville, 1280 habitants (1). Elle est due à Jean-Paul Gratias qui évite les écueils l’édition précédente puisqu’il rétablit le texte dans son intégralité ‑ Marcel Duhamel prenait des libertés avec le style de ses auteurs, il avait en outre gommé une scène qui ne lui semblait sans doute pas essentielle au déploiement de l’intrigue – et restitue à la petite ville de Pots les cinq habitants disparus qui avaient si fortement intrigués Jean-Bernard Pouy (1).
Tout en évitant l’argot outrancier qui était de rigueur dans la fameuse collection, Jean Paul Gratias parvient à rétablir la tonalité orale du roman de Thompson. Parce que 1275 âmes (ou Potsville, 1280 habitants) c’est d’abord une voie : celle de Nick Corey, le narrateur et chérif de la ville qui affirme ironiquement au début du roman qu’il a « déjà gagné [son] paradis sur terre » : salaire décent, confort maximal, le héros peut s’estimer heureux. Seulement voilà, les élections approchent et rien ne dit que Nick Corey sera reconduit dans son paradis.

Un « paradis » ombragé

Et puis le paradis comporte aussi ses zones d’ombres : il y a ces toilettes publiques qui laissent échapper leur pestilence sous les fenêtres du chérif ; il y a ces souteneurs qui se, moquent ouvertement du se son autorité et de sa personne ; il y a sa femme Myra, tyrannique et castratrice, acoquinée à celui qu’elle fait passer pour son frère et qui est sans doute son amant, le lamentable Lennie ; il y a Ken Lacey, chérif de la ville d’à côté qui, sous prétexte de conseiller Nick, lui administre de sévères corrections.
Toute l’intrigue de Pottsville 1280 habitants va donc consister à rétablir le héros dans sa dignité ‑ si tant est qu’il en ait une ‑ à du moins venger les offenses dont il est victime tout en manifestant une amoralité malicieuse. Le stratagème par lequel Nick résout le problème des toilettes inaugure sa manière. Sachant que l’un des principaux utilisateurs en est M. Dinwiddie, président de la banque, qui tous les matins y fait une halte, le chérif s’en va de nuit, bricoler l’estrade, déplacer « par-ci, par là, les lattes du plancher » Et le matin lorsque le directeur de la banque effectue sa station quotidienne aux toilettes publiques, le narrateur peut constater que les « planches ont cédé sous son poids, elles sont tombées dans la fosse et lui avec. Jusqu’au fond du trou à crotte qui se remplit depuis trente ans ».

Un univers carnavalesque

Cet épisode qui inaugure la longue série des actions du chérif est tout à fait représentatif de la tonalité de l’œuvre et de la démarche du héros. L’univers de Pottsville est un univers carnavalesque : c’est la revanche du faible sur l’oppresseur. Revanche amorale et jouissive que rien ne saurait arrêter.
Surtout pas les remords : la chute du notable Dinwiddie entrainera la destruction immédiate des toilettes nauséabondes et le narrateur bien que conscient d’avoir risqué la vie de l’honorable banquier se réjouit d’être considéré par lui comme le « seul homme capable de la ville ». L’épisode bouffon donne la mesure du personnage à mi-chemin entre Panurge et Monte-Cristo. C’est sans une once de remords qu’il débarrassera la ville de Pottsville des deux souteneurs mais aussi du mari de sa maîtresse, un chasseur ivrogne, violent et raciste, parfait représentant de ses petits blancs dégénérés qui font les délices d’Eskirne Caldwell ou de Faulkner : « Les deux charges de chevrotines, constate froidement le héros, ne lui règlent pas son compte sur le champ, mais il décline vite. Je veux qu’il reste encore en vie quelques secondes, le temps qu’il savoure les trois ou quatre coups de pieds que je lui balance à toute vitesse. Vous pourriez penser que ce n’est pas très gentil de flanquer des coups de pieds à un type en train de mourir, et c’est peut-être vrai. Mais ça fait longtemps que j’en avais envie, et jusqu’à maintenant, ça m’avait semblé trop risqué. »

Un figure parodique

Antihéros assumé, Nick Corey assassinera aussi un pauvre noir témoin de son crime et parviendra à éloigner son épouse et son pseudo-frère ainsi que sa maîtresse devenue trop embarrassante, il évincera son concurrent au poste de chérif et retrouvera, au mépris de toute morale, ses fonctions. Le Nick Corey de Jim Thompson est une figure parodique : comme l’Op de Dashiell Hammett (2) faisait le ménage dans une petite ville (Personville) il donne un « coup de torchon » (3) dans son royaume mais alors que le premier obéissait à des valeurs de justice et d’équité le second ne cherche, le clamant ironiquement, qu’à se maintenir dans le confort de son « paradis ».
Tout semble opposer ces deux figures du roman noir qui semblent condenser l’histoire du genre. L’Op est un être sans passé, une pure fonction narrative et dramatique : il agit, il raconte. Nick Corey est une sorte de piège littéraire : il ne passe pour un imbécile que pour mieux faire ressortir sa malignité. Et contrairement à l’Op il a un passé qui vient non pas l’excuser mais expliquer comment la violence se pérennise, comment le mal court.

L’origine du mal

Enfant maltraité, battu par son père le jour même où il vient fièrement lui présenter le premier prix de lecture qu’il a reçu à l’école, haï parce que, responsable en naissant de la mort de sa mère, Nick Correy conclut, à propos de son géniteur : « Il faut que je sois ce petit monstre là pour qu’il puisse vomir sa bile sur moi. Je ne lui en veux plus autant parce que j’ai vu beaucoup de gens assez semblables à lui. Des gens qui cherchent des réponses faciles aux grands problèmes. Des gens qui tiennent les Juifs ou les Noirs pour responsables de toutes les calamités qui leur tombent sur la tête. »
Philippe Noiret dans le rôle de Nick Correy, "Coup de torchon" de B. Tavernier, 1981.
On ne nait pas monstrueux, on le devient. Il n’y a dans l’univers de Jim Thompson pas d’exception à la banalité du mal. Et le héros n’a pas pour fonction, comme c’est le cas chez Hammett, de racheter la déréliction du monde. Oralité, anti héros, on n’a pas manqué de comparer Jim Thompson à Céline, s’il y a une certaine communauté d’esprit, il ne faut pas oublier que Jim Thompson a, un temps, adhéré au parti communiste ni qu’il fut avant tout un auteur de roman noir pour qui l’écriture avait essentiellement une fonction alimentaire, il n’y a jamais eu chez lui une quelconque recherche d’ordre esthétique. Idéologiquement, esthétiquement tout sépare donc les deux hommes qui ont eu peut-être pour point commun de se heurter aux turbulences de l’histoire, laquelle les a tous les deux conduits à une forme d’autodestruction. Jim Thompson a néanmoins eu le mérite d’en sortir avec honneur.

1. Jim Thompson, Pottsville, 1280 habitants, Rivages, 2016.
2. Dashiell Hammett, Moisson rouge, Série noire, 2009.
3. Jean-Bernard Pouy, 1280 âmes, Baleine, 2000.

4. Titre de l’adaptation du roman par Bertrand Tavernier, Philippe Noiret y incarnait Nick Corey.

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