De 1275 âmes à 1280 habitants
La petite ville de Pottsville,
ses 1280 âmes et son chérif aussi truculent qu’amoral ont d’abord été portés à
la connaissance du public français, en 1966, sous le titre 1275 âmes dans la mythique « Série noire » de chez
Gallimard. Malgré la traduction hâtive et tronquée de Marcel Duhamel, le génie
de l’auteur ne pouvait que sauter aux yeux des amateurs de littérature. La
nouvelle traduction de 1275 âmes
(titre original, Pop. 1280) a pour
titre Potsville, 1280 habitants (1).
Elle est due à Jean-Paul Gratias qui évite les écueils l’édition précédente
puisqu’il rétablit le texte dans son intégralité ‑ Marcel Duhamel prenait des
libertés avec le style de ses auteurs, il avait en outre gommé une scène qui ne
lui semblait sans doute pas essentielle au déploiement de l’intrigue – et
restitue à la petite ville de Pots les cinq habitants disparus qui avaient si
fortement intrigués Jean-Bernard Pouy (1).
Tout en évitant l’argot
outrancier qui était de rigueur dans la fameuse collection, Jean Paul Gratias
parvient à rétablir la tonalité orale du roman de Thompson. Parce que 1275 âmes (ou Potsville, 1280 habitants) c’est d’abord une voie : celle de
Nick Corey, le narrateur et chérif de la ville qui affirme ironiquement au
début du roman qu’il a « déjà gagné [son] paradis sur terre » :
salaire décent, confort maximal, le héros peut s’estimer heureux. Seulement
voilà, les élections approchent et rien ne dit que Nick Corey sera reconduit
dans son paradis.
Un « paradis » ombragé
Et puis le paradis
comporte aussi ses zones d’ombres : il y a ces toilettes publiques qui
laissent échapper leur pestilence sous les fenêtres du chérif ; il y a ces
souteneurs qui se, moquent ouvertement du se son autorité et de sa personne ;
il y a sa femme Myra, tyrannique et castratrice, acoquinée à celui qu’elle fait
passer pour son frère et qui est sans doute son amant, le lamentable
Lennie ; il y a Ken Lacey, chérif de la ville d’à côté qui, sous prétexte
de conseiller Nick, lui administre de sévères corrections.
Toute l’intrigue de Pottsville 1280 habitants va donc
consister à rétablir le héros dans sa dignité ‑ si tant est qu’il en ait une ‑
à du moins venger les offenses dont il est victime tout en manifestant une
amoralité malicieuse. Le stratagème par lequel Nick résout le problème des
toilettes inaugure sa manière. Sachant que l’un des principaux utilisateurs en
est M. Dinwiddie, président de la banque, qui tous les matins y fait une halte,
le chérif s’en va de nuit, bricoler l’estrade, déplacer « par-ci, par là,
les lattes du plancher » Et le matin lorsque le directeur de la banque effectue
sa station quotidienne aux toilettes publiques, le narrateur peut constater que
les « planches ont cédé sous son poids, elles sont tombées dans la fosse
et lui avec. Jusqu’au fond du trou à crotte qui se remplit depuis trente
ans ».
Un univers carnavalesque
Cet épisode qui inaugure
la longue série des actions du chérif est tout à fait représentatif de la
tonalité de l’œuvre et de la démarche du héros. L’univers de Pottsville est un
univers carnavalesque : c’est la revanche du faible sur l’oppresseur.
Revanche amorale et jouissive que rien ne saurait arrêter.
Surtout pas les
remords : la chute du notable Dinwiddie entrainera la destruction
immédiate des toilettes nauséabondes et le narrateur bien que conscient d’avoir
risqué la vie de l’honorable banquier se réjouit d’être considéré par lui comme
le « seul homme capable de la ville ». L’épisode bouffon donne la
mesure du personnage à mi-chemin entre Panurge et Monte-Cristo. C’est sans une
once de remords qu’il débarrassera la ville de Pottsville des deux souteneurs
mais aussi du mari de sa maîtresse, un chasseur ivrogne, violent et raciste,
parfait représentant de ses petits blancs dégénérés qui font les délices d’Eskirne
Caldwell ou de Faulkner : « Les deux charges de chevrotines, constate
froidement le héros, ne lui règlent pas son compte sur le champ, mais il
décline vite. Je veux qu’il reste encore en vie quelques secondes, le temps qu’il
savoure les trois ou quatre coups de pieds que je lui balance à toute vitesse.
Vous pourriez penser que ce n’est pas très gentil de flanquer des coups de
pieds à un type en train de mourir, et c’est peut-être vrai. Mais ça fait
longtemps que j’en avais envie, et jusqu’à maintenant, ça m’avait semblé trop
risqué. »
Un figure parodique
Antihéros assumé, Nick
Corey assassinera aussi un pauvre noir témoin de son crime et parviendra à
éloigner son épouse et son pseudo-frère ainsi que sa maîtresse devenue trop embarrassante,
il évincera son concurrent au poste de chérif et retrouvera, au mépris de toute
morale, ses fonctions. Le Nick Corey de Jim Thompson est une figure
parodique : comme l’Op de Dashiell Hammett (2) faisait le ménage dans une
petite ville (Personville) il donne un « coup de torchon » (3) dans
son royaume mais alors que le premier obéissait à des valeurs de justice et
d’équité le second ne cherche, le clamant ironiquement, qu’à se maintenir dans le
confort de son « paradis ».
Tout semble opposer ces
deux figures du roman noir qui semblent condenser l’histoire du genre. L’Op est
un être sans passé, une pure fonction narrative et dramatique : il agit,
il raconte. Nick Corey est une sorte de piège littéraire : il ne passe
pour un imbécile que pour mieux faire ressortir sa malignité. Et contrairement
à l’Op il a un passé qui vient non pas l’excuser mais expliquer comment la
violence se pérennise, comment le mal court.
L’origine du mal
Enfant maltraité, battu
par son père le jour même où il vient fièrement lui présenter le premier prix
de lecture qu’il a reçu à l’école, haï parce que, responsable en naissant de la
mort de sa mère, Nick Correy conclut, à propos de son géniteur : « Il
faut que je sois ce petit monstre là pour qu’il puisse vomir sa bile sur moi.
Je ne lui en veux plus autant parce que j’ai vu beaucoup de gens assez
semblables à lui. Des gens qui cherchent des réponses faciles aux grands
problèmes. Des gens qui tiennent les Juifs ou les Noirs pour responsables de
toutes les calamités qui leur tombent sur la tête. »
Philippe Noiret dans le rôle de Nick Correy, "Coup de torchon" de B. Tavernier, 1981. |
On ne nait pas
monstrueux, on le devient. Il n’y a dans l’univers de Jim Thompson pas
d’exception à la banalité du mal. Et le héros n’a pas pour fonction, comme
c’est le cas chez Hammett, de racheter la déréliction du monde. Oralité, anti héros,
on n’a pas manqué de comparer Jim Thompson à Céline, s’il y a une certaine
communauté d’esprit, il ne faut pas oublier que Jim Thompson a, un temps,
adhéré au parti communiste ni qu’il fut avant tout un auteur de roman noir pour
qui l’écriture avait essentiellement une fonction alimentaire, il n’y a jamais
eu chez lui une quelconque recherche d’ordre esthétique. Idéologiquement,
esthétiquement tout sépare donc les deux hommes qui ont eu peut-être pour point
commun de se heurter aux turbulences de l’histoire, laquelle les a tous les
deux conduits à une forme d’autodestruction. Jim Thompson a néanmoins eu le
mérite d’en sortir avec honneur.
1. Jim Thompson, Pottsville, 1280 habitants, Rivages,
2016.
2. Dashiell Hammett, Moisson rouge, Série noire, 2009.
3. Jean-Bernard Pouy, 1280 âmes, Baleine, 2000.
4. Titre de l’adaptation
du roman par Bertrand Tavernier, Philippe Noiret y incarnait Nick Corey.
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