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lundi 6 août 2018

1947. L’année où tout a commencé d’Elisabeth Asbrink


Quel étrange objet littéraire que ce 1947 d’Elisabeth Asbrink, journaliste suédoise primée pour ses reportages, déjà auteure d’un livre d’enquêtes publié en 2011 – et qui avait fait sensation ‑  sur les destins parallèles d’Otto Ullman, jeune juif réfugié en Suède pendant la seconde guerre mondiale, et Ingvar Kamprad, fondateur d’Ikea et partisan de la cause nazie !
Avec 1947, la journaliste se livre à l’exercice de la chronique et montre pourquoi l’on peut considérer l’année 1947 comme un creuset d’où sortirons les fractures, les inclinations idéologiques et même certains partis-pris esthétiques de notre monde moderne. Le titre est un hommage au 1984 d’Orwell dont la rédaction constitue d’ailleurs l’un des thèmes du livre d’Elisabeth Asbrink.
On sait qu’Orwell avait donné le titre de 1984 à son roman de manière à créer un effet miroir en regard de l’année de publication, il créait ainsi une mise en perspective signifiante, suggérant que le présent contenait en germe le futur effroyable dont il esquissait la trame. Elizabeth Asbrink fait l’inverse, elle cherche dans cette année 1947, l’« année où tout a commencé », les racines de notre présent tourmenté.
L’épigraphe de Faulkner qui clôture le livre (« Le passé n’est jamais mort. Il n’est même pas passé. ») et la méditation finale de l’auteure expliquent la démarche mise en œuvre dans l’ouvrage. Il s’agit de juxtaposer le récit d’événements, apparemment sans liens les uns avec les autres, autour d’un chapitre central intitulé « Les jours, la mort ».
Dans ce chapitre, la journaliste évoque les destins brisés de ses grands-parents, juifs austro hongrois et de son père, enfant balloté qui devra, à l’issue de la guerre choisir entre l’exil vers l’état sioniste naissant et le retour auprès de celle qui, en ces temps troublés de l’occupation nazie, lui avait sauvé la vie par trois fois, sa mère.
1947, sur les décombres d’un monde anéanti par la guerre et la fureur des idéologies qui s’affrontent, naît une monde nouveau qui peine à tirer les leçons de son histoire. Le mot génocide est utilisé pour la première fois dans un tribunal, le procès de Nuremberg met au premier plan la folie nazie mais, dans le même temps, des filières clandestines s’organisent, qui permettent aux criminels nazis d’émigrer en toute impunité vers l’Amérique de Sud ou de mettre leurs compétences au service de la CIA nouvellement créée.
Au Moyen Orient les Anglais, se défont du contrôle qu’ils exerçaient sur la Palestine mais contribuent par leur maladresse à faire de l‘Exodus – ce paquebot sur lequel s’étaient entassés des milliers de réfugiés juifs ou de rescapés des camps de la mort – le symbole de la nécessité sioniste. La même année, Hassan al-Banna fonde en Egypte la société des frères musulmans. De la culpabilité occidentale qui n’a pas su empêcher la shoah nait le futur état d’Israël et de façon concomitante les extrémismes musulmans qui vont empoisonner le XXIème siècle naissant.
Parallèlement à la grande histoire la journaliste dresse le portrait d’un certain nombre de figures emblématiques de l’année 1947. Eric Blair (Orwell) s’exile sur l’île de Jura pour écrire son chef d’œuvre. L’« homme en ciré entouré de solitude » est atteint par la tuberculose et il ne lui reste que trois ans à vivre. Simone de Beauvoir rencontre l’amour de sa vie, Nelson Algren, à New York mais renonce à lui, poursuivie par la nécessité de son œuvre, c’est l’année où elle entame l’écriture du deuxième sexe. Primo Levi peine à trouver un éditeur pour ses souvenirs qui n’ont pas encore reçu le titre de Si c’est un homme. Thelonius Monk invente le be bop sans le savoir, tout en se faisant déposséder de son œuvre.
Aucune de ces figures artistiques n’est absolument exempte de pathétique, le tragique de l’époque semble enserrer toutes ces destinées individuelles de son étau funeste.
Notre monde se met en place, la liberté des femmes, le refus du totalitarisme, l’expérimentation musicale… Ce n’est pas l’univers de 1984 où l’on falsifie l‘histoire pour uniformiser la pensée mais 2018 où la complexité et les inégalités de toutes sortes ont triomphé. Le monde a certes fait des progrès et, en conclusion à son évocation du procès de Nuremberg et au code juridique international qui en a résulté, Elisabeth Asbrink peut écrire « Le moralité déclare la guerre à l’immoralité. Le monde serait-il un rien devenu meilleur ce jour là ? »
Mais son livre montre aussi que le ventre « toujours fécond » de la « bête immonde » se nourrit du travail clandestin des Per Engdhal ou Oswald Mosley dirigeants fascistes suédois et britanniques et que le fondamentalisme musulman s’alimente des injustices faites aux Palestiniens.
Construit comme un puzzle, 1947 est une puissante méditation sur l’histoire, ses effets, sur les individus qu’elle emporte. « Le temps est asymétrique, constate Elisabeth Asbrink, il évolue de l’ordre vers le désordre. » En ce sens, la seule manière de stopper le temps serait donc de faire comme Big Brother, d’imposer une réécriture de l’histoire. Mais, dans notre monde où l’individu n’est pas encore contrôlé, il lui reste précisément la possibilité d’interroger, l’histoire, cette absurdité faite de guerres, de massacres, et de violence. Elle est parfois trouée de mince progrès, on l’a vu, elle est aussi le lot des individus qui, plus que d’un devoir de mémoire, sont chargés d’une nostalgie, cette conscience douloureuse de l’irréversible. « La douleur est transmise en héritage, conclut la romancière, en un flot constant qui même de l’ordre au désordre. C’est ici que sont les souvenirs, je les vois dans l’obscurité, dans cette pluie. Ils sont ma famille, ma lumière. »

samedi 24 février 2018

Le Retour de Christophe Colomb de J.-J. Greif



On commence le nouveau roman de Jean-Jacques Greif avec une pénible impression de déjà lu : Christophe Colomb sur sa Santa Maria aux prises avec un équipage rétif… Et l’on redoute une énième version des tribulations de l’explorateur à travers l’Atlantique. Et puis, voilà que tout bascule : notre explorateur rend justice à ses hommes et décide de faire marche arrière pour retourner en Espagne et se faire charpentier.
Sans être spécialiste de Christophe Colomb, on comprend qu’il se passe dans cette histoire revisitée quelque chose d’anormal. Incidemment on apprendra au cours  d’une conversation entre le héros et un marin breton que Jeanne la Pucelle, âgée de quatre-vingt-dix ans conseille le roi Charles VIII comme elle l’a fait pour les rois Charles VII et Louis XI et là CQFD ! Nous sommes dans une uchronie.
Mais au lieu de réinventer l’histoire, Jean-Jacques Greif réinvente, en s’amusant, le destin d’un homme. Et comme il n’était pas question de laisser végéter l’explorateur dans son statut de charpentier l’auteur a décidé de l’envoyer vers l’Est.
Bien vite fatigué des routines que constituent son activité de charpentier ou les aléas de la vie domestique, l’artisan espagnol décide de retourner sur les terres de ses ancêtres, à Moconesi, non loin de Gènes.
Il y fera une rencontre déterminante, celle de sa cousine, Noémi Kollomb, l’un des personnages les plus attachants du livre. Cette jeune femme de vingt ans est venue de Cracovie pour étudier les archives familiales. Elle apprend ainsi à son lointain cousin que ses ancêtres sont juifs et que ses parents ont probablement changé de nom pour échapper aux persécutions dont les juifs sont victimes en ce Moyen-âge finissant.
Attiré par cette petite cousine, malicieuse et philosophe, Christophe Colomb décide de la suivre pour « À défaut de convertir les idolâtres de Cipango, […] tenter de montrer le droit chemin aux Juifs de Pologne. » Ainsi commence un voyage initiatique qui va conduire peu à peu notre héros à la plus radicale des remises en cause.
La partie centrale du récit qui fait voyager le héros et sa cousine au cœur d’une Europe en pleine mutation est la plus réussie du roman. Les héros cheminent côte à côte et le navigateur découvre les joies de la marche : « Tout bien pensé, écrit-il, cette joie de naviguer est un amusement d’enfant. Le vaisseau n’est-il pas semblable à la nourrice qui vous porte dans ses bras ? Aujourd’hui, je me tiens sur mes propres jambes, comme un adulte. » La métaphore nous fait évidemment saisir la dimension initiatique du voyage.
Noémi va en outre guider son cousin sur les chemins d’une pensée  adulte, pointant les contradictions d’un catholicisme qui légitime l’esclavage et convertit sous la menace des armes des peuplades entières. Le navigateur découvrira aussi, grâce à elle, l’effervescence intellectuelle qui agite l’Europe, les livres d’Aldus Manulius, la technique de la peinture à l’huile mise au point par les peintres Flamands.
Et très vite le navigateur génois comprend  aussi l’inanité des querelles religieuses, « Je comprends que je me trompai quand je pensais convertir les juifs de Pologne à la fois chrétienne ».
La rencontre avec une troupe de juifs errants persécutés manifeste les premiers signes tangibles de cette évolution du héros : alors que des manants allemands menacent les nomades, Colomb s’interpose et manquent de se faire tuer. Il est sauvé in extremis par Noémi qui, non contente de maîtriser plusieurs langues et de se passionner pour les techniques nouvelles, se manifeste aussi parfaite arquebusière.
S’engage alors une intéressante controverse entre Noémi et les rabbins qui lui rappellent  l’interdit de tuer professé par leur religion, la jeune femme, pragmatique, les invite à défendre leur vie plutôt qu’à gloser et sa réflexion engage aussi chez le héros un premier retour sur son passé de conquistador insoucieux des peuples sauvages.  « Hélas... J'ai tué des sauvages au corps luisant. Sans raison. Pour jouer. Puisque ce n'était pas interdit. Nous les considérions comme des animaux, mais quand je revoyais leur regard désespéré dans mes cauchemars, j'y lisais la question « Pourquoi ? » écrite en lettres de sang. Je me réveillais pour échapper à l'emprise brutale du remords. »
Au terme de cette première étape, Christophe Colomb se découvre une chaleureuse famille à Cracovie et va même rencontrer Copernic à qui il donnera les moyens pratiques de vérifier sa théorie.
Désormais conscient qu’il a voyagé, observant les gens comme dans une ménagerie, Colomb entreprend  alors sur les traces de son intrépide cousine un long voyage vers le nord puis vers  l’est qui les conduira aux confins de la Russie orientale où ils découvrent les peuplades indigènes et le chamanisme. Le voyage de Colomb vers l’est est une sorte d’antivoyage. Et comme le Robinson de Tournier, Colomb comprend que la vérité de l’être humain ne réside ni dans les aspects formels de la religion, ni dans la culture mais dans la communion avec l’univers et avec autrui.
« Dieu est trop vaste pour parler la même langue que nous ! » lui fait judicieusement remarquer sa cousine. Sa langue est donc aussi bien traduite par le Jésus de Colomb que par le Moïse des Juifs ou les transes des prêtres Chamans.  Le Retour de Christophe Colomb non content d’être un très beau roman d’aventures est aussi une malicieuse réflexion sur le sens de l’histoire et de la culture qui alimentera utilement les débats que notre société entretient avec parfois beaucoup d’incompréhension sur le sens des religions.

vendredi 28 octobre 2016

"Le Fracas du temps" de Julian Barnes

L’artiste aux prises avec le pouvoir

Julian Barnes fait partie de ces romanciers dont l’inspiration ne cesse de se renouveler et qui, malgré tout, semblent s’inscrire dans une trajectoire esthétique cohérente. Après Une fille, qui danse roman qui interrogeait les failles de la mémoire chez un sexagénaire apaisé (un peu trop peut-être !), Julian Barnes s’attaque à la figure de l’artiste aux prises avec les mécanismes coercitifs de la dictature.
L’artiste, c’est Chostakovitch, musicien reconnu, adulé des mélomanes russes et occidentaux ; le dictateur c’est Staline. Alors qu’il n’a eu droit, dans les années trente, qu’à la reconnaissance universelle, Chostakovitch perçoit soudainement l’envers du décor : un article de la Pravda stigmatise son œuvre Lady Macbeth de Mzensk : « dissonant », « petit bourgeois », l’opéra contrevient aux principes esthétiques du socialisme triomphant.
Chostakovitch est convoqué : « Et puis, au printemps 1937, il avait eu sa première conversation avec le pouvoir. […] Le pouvoir lui avait dit comment il voulait qu’il travaille, comment il voulait qu’il vive. À présent, à la réflexion, il ne voulait peut-être plus qu’il vive. » Il attend des heures, des jours dans les escaliers de La « Grande Maison », avenue Liteynie à Saint-Leninsbourg (nom ironique donné par le musicien à sa ville natale) et dont beaucoup ne ressortent jamais. Il lui sera demandé de se renier, l’homme n’a pas vocation à devenir un martyr et L’URSS de Staline est une tyrannie qui ne plaisante pas avec les divergences idéologiques. Le musicien fait le dos rond, approuve les critiques et finit par bénéficier d’un formidable coup du sort : le fonctionnaire chargé de son dossier disparait, exécuté par la machine à broyer qu’il contribuait à alimenter.

La Russie soviétique, une contradiction

Dans le même temps, la cinquième symphonie de Chostakovitch est jugée optimiste et donc conforme à la vocation de l’art selon l’état. L’artiste quant à lui ne peut que constater l’absurdité d’un système qui prône l’optimisme tout en imprimant la terreur à tous les échelons de la société : « Être Russe était être pessimiste, être soviétique était être optimiste. C’était pourquoi les mots Russie soviétique étaient contradictoires. Le Pouvoir n’avait jamais compris cela : il croyait que si l’on tuait assez de citoyens, et si l’on mettait les autres au régime de la propagande et de la terreur, l’optimisme en résulterait mais où était la logique là-dedans ? »

Le choix de la lâcheté, et de l’art

Chostakovitch est certes un artiste mais c’est aussi un homme, épouvanté à l’idée de voir sa famille
écrasée par le rouleau compresseur de l’histoire : « Il voulait qu’on le laisse tranquille avec sa musique et sa famille et ses amis. Le plus simple des désirs, et pourtant complètement irréalisable. ». Le compositeur trahira donc tous ceux qu’il révère : Stravinsky, Soljenitsyne, Sakharov. Comme la grande Akhmatova se retirant dans le silence, il proteste par l’ironie, l’ironie que les persécuteurs dépourvus d’humour ne sauraient percevoir.
Il se réfugie dans l’art que le parti veut absolument mettre au service du peuple, la formule de Lénine (« L’art appartient au peuple ») est le leitmotiv qui scande la vie de Chostakovitch et auquel l’artiste répond par une sorte de fureur autiste : « L’art n’appartient pas plus au peuple qu’il n’appartenait jadis à l’aristocratie et aux mécènes. L’art est le murmure de l’histoire, perçu par-dessus les fracas du temps. »

Au-delà de la morale

La formule est jolie, mieux : percutante. Julian Barnes nous fait d’ailleurs entendre la tragédie intime de l’homme Chostakovitch, par-dessus les fracas du temps. "Accusez Panurge, écrivait Kundera (1), pour sa lâcheté, accusez Emma Bovary, accusez Rastignac, c’est votre affaire ; le romancier n’y peut rien. » Le lecteur de Julian Barnes n’a nulle envie d’accuser Chostakovitch.
L’homme n’a certes pas su s’élever contre la tyrannie, mais il est resté lucide. Obligé par le régime de Khrouchtchev d’adhérer au partie communiste pourtant honni, Chostakovitch a cette réflexion: "Et donc il était un lâche. Et donc on tourne comme un écureuil dans sa roue. Et donc il allait mettre tout son courage dans sa musique, et sa lâcheté dans sa vie.» On ne saurait accuser l’écureuil qui tourne dans sa roue, on sait qu’il tourne pour rester en vie.
Parvenu au terme de son existence, l’artiste est sans doute le bourreau de lui même le plus impavide : il constate que le régime soviétique a détruit son âme et doute d’être jamais compris. Il imagine qu’une fois le régime soviétique tombé quand ces temps seront révolus, les gens voudront une version simplifiée de ce qui s’est passé.L’âme brisée. L’intelligence et le savoir-faire de Julian Barnes consiste précisément à nous délivrer une version nuancée des événements. En véritable romancier l’auteur britannique montre simplement comment les « fracas du temps » viennent heurter une conscience.
Esthétiquement le montage du roman prend la forme d’un puzzle savamment organisé qui témoigne des ravages d’une tyrannie impitoyable sur l’esprit hypersensible d’un artiste de génie. Julian Barnes ajoute avec ce roman un opus à une œuvre éclectique mais qu’une idée semble travailler en profondeur: si l’homme parvient à s’accommoder des petites ou grandes lâchetés de son existence, son âme n’en sort jamais indemne.

 (1) Kundera, Les Testaments trahis, Folio, 2000.

samedi 28 mai 2016

"Agatha Christie, le chapitre disparu"

Un fait divers intrigant 

Avec Agatha Christie, le chapitre disparue, Brigitte Kernel s’empare de l’un des épisodes les plus controversés de la vie d’Agatha Christie – la disparition de la romancière déjà célèbre au début de l’hiver 1926 ‑ et donne partiellement raison à François Rivière(1) qui verra dans cette péripétie l’acte de vengeance d’une  femme bafouée à l’encontre de son mari le major Christie. Rappelons les fait : en décembre 1926, le cabriolet d’Agatha Christie qui a fait une sortie de route est retrouvé en pleine campagne non loin de Guilford,
à quelques dizaines de mètres du lac de Silent Pool. Son manteau – on est en plein hiver ‑ est retrouvé à l’arrière de la voiture. Quant à la propriétaire du véhicule, elle s’est comme évanouie dans la nature.

Toute l’Angleterre en émoi 


Toute l’Angleterre se passionne bientôt pour cette disparition qui concorde si bien avec l’univers de la romancière. Si Madame Christie vient d’accéder à la renommée avec Le Meurtre de Roger Ackroyd, sa vie personnelle et sentimentale vire au cauchemar. 1926 constituera toujours pour la créatrice d’Hercule Poirot une sorte d’anus horribilis : elle a perdu sa mère dans le courant du mois de mars et à la fin de l’été, son mari Archibald lui annonce son intention de divorcer pour se remarier avec sa secrétaire, Nancy Neele.

http://www.ecoledeslettres.fr/actualites/litteratures/roman-contemporain-litteratures/agatha-christie-chapitre-disparu-de-brigitte-kernel/

Les Brontë à Bruxelles

Le 21 avril 2016, on célébrera le bicentenaire de la naissance de Charlotte Brontë. La romancière est certes connue pour son célébrissime « Jane Eyre », mais aussi pour avoir été la sœur d’Emily, auteur d’un chef-d’œuvre absolu, «Les Hauts de Hurle-Vent ». La « Brontë Society », qui a son siège au Brontë Parsonage Museum d’Haworth (le presbytère de ce village du Yorkshire où les soeurs ont passé la majeure partie de leurs brèves existences), se prépare à célébrer l’événement en multipliant les initiatives : commémorations diverses, conférences et publications. Et les librairies anglaises placent sur leurs gondoles, au milieu des best-sellers, la dernière biographie de Charlotte due à la plume experte et plusieurs fois primée de Claire Harman.
Sur le continent, l’éditeur belge CFC-Éditions anticipe le bicentenaire en publiant une traduction d’une excellente étude d’Helen MacEwan, écrivain d’origine britannique et Bruxelloise d’adoption, Les Sœurs Brontë à Bruxelles. L’ouvrage revient sur les deux années passées par Charlotte à Bruxelles. En février 1842, cette dernière, accompagnée par sa cadette, la taciturne Emily, débarque dans la capitale belge pour y parfaire son français. Elle a l’intention d’ouvrir, dans les murs du presbytère de Haworth, une école pour jeunes filles, et est persuadée que l’enseignement du français pourrait y attirer les jeunes femmes de la bourgeoisie avoisinante.
L’ouvrage d’Helen MacEwan s’intéresse autant à la biographie des deux sœurs qu’à la ville de Bruxelles dans les années 1840. Une riche documentation iconographique illustre le propos et permet au lecteur de découvrir les lieux qui ont inspiré Villette, le dernier roman de Charlotte Brontë, considéré par beaucoup (dont Virginia Woolf) comme son chefd’œuvre. La ville de Villette est, en réalité, Bruxelles, et l’intrigue reprend sur le mode fantasmatique les errances sentimentales de l’auteur.

L'intégralité de l'article sur : 
http://www.ecoledeslettres.fr/actualites/arts/21670/

mercredi 1 juillet 2015

Tatiana de Rosnay raconte la vie de Daphné du Maurier

Le biographe et son sujet


Pourquoi diable s’intéresser à un auteur de best-sellers des années cinquante ? Manderley for ever, le dernier ouvrage de Tatiana de Rosnay, est en effet une biographie documentée de Daphné du Maurier, l’auteur de Rebecca  et de L’Auberge de la Jamaïque. Les lecteurs de la romancière britannique auront reconnu dans le titre la référence à la demeure mystérieuse qui sert de décor aux aventures de la pauvre Mme de Winter dans Rebecca.
Pour Tatiana de Rosnay, le choix de sujet s’est imposé naturellement, fruit d’une vielle passion pour les œuvres de la romancière découverte dans sa jeunesse. Mais le sujet dont s’empare un biographe n’est-il pas toujours, au fond, un reflet de lui-même ? Tatiana de Rosnay, Daphné du Maurier. Toutes les deux ont des origines anglaise et française, toutes les deux sont l’auteur d’un livre qui tend à occulter les autres, toutes les deux ont vu leurs œuvres adaptées au cinéma, toutes les deux ont un pouvoir de séduction qu’une discrétion maladive rend peut être encore plus touchant, toutes les deux se sont faites biographes, et la première doit partiellement à la seconde sa vocation littéraire.
On peut toutefois se demander s’il y a encore aujourd’hui un intérêt à lire Daphné du Maurier et, par conséquent à s’intéresser à la biographie de cette enfant gâtée dont on a longtemps pensé qu’elle était complètement passée à côté de son siècle ?

Une romancière sous estimée

À la première question, je répondrai « oui ! ». À l’occasion d’un projet inter disciplinaire, je me suis retrouvé, il y a peu, en train de travailler sur L’Auberge de la Jamaïque. Et là, je dois confesser ma surprise, j’ai tout de suite été frappé par l’envergure de ce texte dont le propos et la tonalité dépassent les cadres étroits du roman sentimental ou du roman d’aventures, genres dans lesquels on a voulu enfermer l’œuvre de la romancière.
Daphné du Maurier, c’est une écriture. Une écriture efficace puisque même des élèves de quatrième parviennent au bout de ce qu’aujourd’hui on considère comme un « pavé » et qu’ils réussissent aussi à digérer ces longueurs que sont les descriptions dont on faisait encore usage dans l’écriture populaire des années quarante. C’est d’ailleurs l’angle que j’avais chois, pour aborder le roman : la description.
Et c’est précisément l’étude de la description qui m’a fait comprendre la dimension littéraire de l’œuvre. Chez Daphné du Maurier, comme dans tous les grands romans, la description crée non seulement une atmosphère mais joue aussi un rôle symbolique et structurant qui renforce la cohésion de l’œuvre. L’Auberge de la Jamaïque fait au fond s’affronter deux morales, la morale chrétienne de laquelle se réclame, au moins dans sa dimension humaniste, l’héroïne Marie Yellan et un morale païenne, nietzschéenne incarnée par les méchants de l’histoire. Le lecteur qui voudra s’attarder sur les descriptions de Daphné du Maurier, pas trop malmenées d’ailleurs dans la traduction de Léo Lack (1) comprendra comment ce conflit primitif irrigue toute l’œuvre avec une force décuplée par l’art de la narration.
La traduction récente de Rebecca (2) rendra sans doute aussi justice à cet autre chef d’œuvre de Daphné du Maurier qui a fondé sa notoriété. Tatiana de Rosnay montre à quel point cette traduction en français fut une trahison. « Traduction par Denise Van Mopès. J’avais tout de suite remarqué des coupes dans la version française, elles étaient bien trop importantes pour qu’on ne les voie pas, surtout si on connaît bien le texte d’origine. En tout une quarantaine de pages ont sauté. […] La traduction française occupe toujours mon esprit, Daphné lisait parfaitement notre langue. A-t-elle comparé cette édition avec son texte original, constaté à quel point ses descriptions avaient été tronquées ? »

L’écriture biographique

Tatiana de Rosnay n’hésite pas à s’introduire en tant que biographe dans son texte, le livre est structuré en cinq grandes parties qui correspondent en gros aux demeures qu’a habitées Daphné du Maurier, la maison jouant dans son œuvre, son imaginaire et sa vie un rôle fondamental. En biographe consciencieuse Mme de Rosnay s’est rendue sur les lieux et nous fait part de ses recherches de ses impressions dans les ouvertures des cinq parties : le procédé souligne la connivence qui existe entre l’auteur et son sujet, il brise aussi l’illusion référentielle que la biographie dite « à l’américaine » a réussi à imposer comme une sorte de standard du genre et qui, par une sorte de revanche facétieuse, manifeste l’impérialisme du roman – longtemps le roman a dû se faire passer pour biographique, la biographie semble désormais devoir endosser l’identité du roman pour être créditée d’un quelconque succès.
Virginia Woolf (3) qui s’est interrogé sur l’absence singulière de biographie dans le champ patrimonial de la littérature pensait que si la « biographie ne compte pas encore de chef d’œuvre », c’est parce qu’elle est le « plus contraint des arts ». La biographie de Tatiana de Rosnay n’échappe pas aux contraintes de la chronologie, ni des choix à établir dans un matériau auquel elle a, semble-t-il, la première, eu accès – Margaret Foster qui avait, dans une biographie de 1993, révélé la bisexualité de Daphné du Maurier n’avait pas pu consulter le journal intime de l’écrivain auquel Tatiana de Rosnay se réfère de façon constante. Mais son texte constitue malgré tout une réussite un peu comme la biographie de Branwell Brontë ‑ Le Monde infernal de Branwell Brontë (4)par Daphné du Maurier le fut en son temps. L’art du romancier se met au service des faits. Et si la biographie obtenue n’est sans doute pas le chef d’œuvre qu’appelait de ses vœux Virginia Woolf, elle se tient à la frontière de la biographie universitaire sagement étayée de sources référencées et de l’art du roman qui génère le plaisir de l’histoire, le plaisir de s’abandonner à l’illusion référentielle.

Une femme moderne

Tatiana de Rosnay dresse au long de ces 436 pages le portrait d’une femme complexe et torturée. Fille préférée d’un acteur célèbre, elle a la jeunesse dorée des jeunes aristocrates de l’entre-deux guerres. Mais cette jeunesse est aussi un carcan de mondanités qui enferme la jeune femme dans un cercle des relations superficielles très éloignées de sa nature.
Sa véritable nature, artiste et contemplative, c’est en Cornouailles qu’elle la trouvera, d’abord au cœur d’une propriété acquise par ses parents à Fowey, puis dans la maison de Menabilly la propriété qui lui a inspiré Rebecca. Tatiana de Rosnay met parfaitement en lumière les liens étranges qui ont attaché la romancière à cette demeure qu’elle habita plus de vingt-six ans mais dont elle n’était pas propriétaire. Demeure qui, dans sa vie, aura plus d’importance même – c’est Daphné du Maurier qui le confesse ‑ que certains de ses proches. Le sortilège « Manderley » dans Rebecca est bien l’écho d’une attraction intime dont la psychanalyse et le goût récurrent de la romancière pour la généalogie pourrait sans doute seuls nous livrer les clés.
La biographie de Tatiana de Rosnay aura en outre l’intérêt de montrer que Daphné de Maurier est une femme de son époque, bien éloignée des stéréotypes d’épouse modèle et de mère de famille accomplie qu’elle a cherché à mettre en scène par le biais de la presse. Son union au beau général Browning fut loin d’être un conte de fée et si elle dissimula ses penchants homosexuels, elle ne refoula jamais totalement. Elle fut en premier lieu une femme libre qui sut  se préserver et placer, au-dessus de tout, son activité créatrice.
Son œuvre porte la marque de ces ambivalences, ses chefs d’œuvre (L’Auberge de la Jamaïque, Rebecca, Ma cousine Rachel, Le Bouc émissaire) – la biographe montre d’ailleurs qu’ils furent tous écrits dans une sorte d’état second – sont des romans vénéneux qui interrogent la dualité humaine et les conflits issus de l’inconscient et qui mettent littéralement en scène la noirceur de l’âme humaine. Ce n’est pas le moindre des mérites de cette biographie que de restituer avec une compréhension que seule une romancière pouvait manifester l’acte créateur, si essentiel dans la vie de Daphné du Maurier, dans sa fébrilité.
Le travail de Tatiana de Rosnay nous livre donc la première biographie de madame du Maurier en français c’est un travail documenté et soigné qui met en lumière la complexité d’une des figures essentielles de la littérature du XXe siècle. Le livre est bien écrit et sait éviter les pièges du sensationnalisme – à l’inverse d’un Piers Dudgeon par exemple – les passages où Tatiana se met en scène dans son travail de recherche, au prise avec l’incertitude des lieux ou des témoignages, sont bienvenus, ils montrent combien l’écriture d’une biographie exige à la fois de rigueur, compréhension et sympathie pour son sujet.

(1) Daphné du Maurier, L’Auberge de la Jamaïque, Le livre de poche, 2012.
(2) Daphné du Maurier, Rebecca, trad. d’Anouk Neuhoff, Albin Michel, 2015.
(3) Virginia Woolf, « L’Art de la biographie », Essais choisis, folio classique, Gallimard, 2015.

(2) L’ouvrage a été réédité aux éditions Phébus.

jeudi 19 mars 2015

"Orwell ou l'horreur de la politique" de Simon Leys

Simon Leys nous a quittés, il y a quelques mois. Essayiste de talent, il avait fait polémique dans les années soixante-dix en publiant Les habits neufs du président Mao, ouvrage dans lequel il dénonçait la révolution culturelle comme l’une des pires manifestations du totalitarisme maoïste. Les éditions Flammarion ont réédité son Orwell ou l’horreur de la politique, un essai en forme d’hommage à celui que Pierre Ryckmans – Simon Leys est un pseudonyme – a pu considérer à certains égard comme un modèle.

Simplicité de l’homme, sobriété de l’art

L’épigraphe de l’abbé Brémond, « Rien de plus mystérieux qu’un homme simple », trouve vite son explication dans le portrait psychologique qu’esquisse Simon Leys en s’appuyant sur les témoignages de contemporains et sur la magistrale biographie de Bernard Crick (1) : « Il était foncièrement vrai et propre ; chez lui l’écrivain et l’homme ne faisaient qu’un… » Il y a de fait chez Orwell une forme de pureté qui l’amène à récuser toute forme de mensonge. Son œuvre peut d’ailleurs apparaître comme l’extension de ce trait de caractère qui l’a conduit à refuser les compromissions que ce soit en matière d’esthétique, d’éthique ou d’idéologie.
Leys cherche alors dans la biographie de l’homme, qui a peiné à trouver sa voix propre les points d’inflexions qui permettent de comprendre comment l’écrivain est parvenu à cette sobriété qui caractérise l’art du journaliste puis du romancier. Son premier ouvrage Down and Out in Paris and London, traduit sous le titre Dans la dèche à paris et à Londres (2), en était aussi la première manifestation. Orwell apportait ainsi à l’ordre littéraire, « sa contribution stylistique la plus originale », à savoir, « la transmutation du journalisme en art. »

Les révélations de 1936

Les romans qui suivent s’avérant plus conventionnels, il faut attendre 1936 et la révélation de la misère – consécutive à un reportage effectué auprès des ouvriers dans le Nord de l’Angleterre industrielle ‑ pour voir Orwell renouer avec cette sobriété de l’écriture et s’engager de façon radicale sur la voie du socialisme. Leis compare cette révélation à l’expérience du « malheur » que décrit Simone Weil dans la Condition ouvrière(3), une forme de « dévastation de l’âme », un écrasement de l’humain réduit à une pure fonction. « The Road to Wigan Pier (4), écrit Leys, fut son chemin de Damas. »
Orwell se convertit littéralement à la politique – à moins qu’il ne faille comprendre derrière ce mot, la compassion. Cette conscience de la misère qui le hante désormais va trouver son accomplissement dans le reportage (Wigan Pier) qui conduit aussi notre auteur à mûrir sa conception de l’écriture, il va certes adopter le style dépouillé du documentaire qui confronte le lecteur au réel (ou à sa parfaite illusion). La vision qu’il donne du réel s’avère néanmoins très travaillée, l’imagination se devant de recréer la réalité pour mieux la donner à voir.

Les raisons d'un engagement

Leys s’attache ensuite à chercher dans la biographie les raisons de cet engagement, faut-il l’attribuer à la détresse que connut l’auteur adolescent dans un pensionnat dont Eric Blair ­ Orwell est aussi un pseudonyme ‑ fait état dans un essai qui ne fut pas publié ? Est-ce le déclassement social de ses parents dans une Angleterre ou les « stratifications de classe […] empoisonnent la société à un degré inconnu du reste de l’Europe » ? Est-ce l’expérience birmane – rappelons que le jeune Eric Blair devait s’engager dans les forces de police anglaise en Birmanie et y travailler pendant cinq ans ?
Orwell évoluera bien sûr vers l’anticolonialisme, mais son expérience birmane devait lui apporter une vision du monde nuancée qui l’amènera à ménager Rudyard Kipling par exemple, pour lequel il éprouve des sentiments ambivalents, mélange d’irritation et d’admiration. Il lui reconnait pour le moins, une forme de réalisme, un « sens de la responsabilité » que n’ont pas les intellectuels de gauche qui condamnent la colonisation. « Vous vous moquez, avait écrit Kipling, des uniformes qui veillent sur votre sommeil. » Orwell a au moins partagé son agacement envers ces bonnes consciences qui condamnaient un système dont elles profitaient.
À la prise de conscience de Wigan devait succéder l’engagement dans la guerre d’Espagne. On connait les grandes étapes de son itinéraire : atteint par une balle alors qu’il combat au côté des républicains, il est transféré à l’arrière et découvre que les staliniens s’avèrent plus préoccupés de détruire leurs alliés anarchistes que de défendre la république. Ce qu’il a vu et compris en Espagne lui donnera à tout jamais ‘l’ « Horreur de la politique » dont naîtront ses trois chefs d’œuvres, Hommage à la Catalogne, La Ferme des animaux et 1984.

Socialisme et humanisme

Après l’aventure espagnole Orwell conjugue une morale qui place l’individu au centre de ses préoccupations et un socialisme qui relègue l’idéologie au second plan, se donnant pour vocation première une fraternité dénuée d’arrière pensée. Pour Orwell, le socialisme conduit naturellement à la lutte antitotalitaire. C’est précisément au nom du socialisme, qu’il considère comme un idéal trop élevé pour être soumis aux manigances de la politique, qu’il récuse la violence et toute forme d’accaparement du pouvoir.
Simon Leys évoque aussi certains aspects moins connus du travail d’Orwell, alors qu’on pourrait le penser désintéressé des préoccupations esthétiques, il montre que l’auteur de 1984 sut manifester son intérêt pour des écrivains a priori très éloignés de son univers : Julien green, D.-H. Lawrence, Henri Miller, preuve s’il en est que l’esthétique demeurait pour Orwell, un champ de réflexion permanant.
L’essai de Simon Leys nous donne d’Orwell une vision enthousiaste mais nuancée. Leys reconnait qu’Orwell na pas le génie de Kafka ou remarque que l’absence de perspective sur une quelconque forme de transcendance l’empêche d’accéder à la poésie qui émane de l’œuvre d’une Simone Weil. Mais la sympathie entre l’auteur et son sujet est totale. Orwell aurait sans doute pu écrire Les habits neufs du président Mao et si Simon Leys a osé un tel ouvrage, c’est parce qu’avant lui ont existé des Camus et Orwell qui ont compris que l’idéologie avait avant tout pour vocation de servir l’homme et non l’inverse.

(1) Bernard Crick, George Orwell, une vie, Points Seuil, 1984.
(2) Orwell, Dans la dèche à Paris et à Londres, 10/18, 2003.
(4) Simone Weil, La Condition ouvrière, Folio, 2002.
(4) Orwell, The Road to Wigan Pier, Penguin, 2001 ‑ en français, Sur le quai de Wigan, Ivrea, 1982.


samedi 7 février 2015

"Dans la nuit blanche et rouge" de Jean-Michel Payet

La jeune comtesse Tsvetana Kolipova est prise dans les tourments de la révolution russe de 1917. Elle rêve d'un monde plus juste et s'active secrètement pour aider à la publication d'une revue contestataire. Mais dans cette Russie en ruine épuisée par la famine, les épidémies et des années de conflits, la police secrète veille. Et Tsvetana ne doit son salut qu'aux interventions d'un mystérieux jeune homme, Roman Vrabec, dont elle tombe amoureuse.
Parallèlement la jeune femme cherche à pénétrer les arcanes d'un secret de famille, son défunt père a mené une double vie et Tsvetana aimerait connaître cette demi-soeur qui lui ressemble de façon troublante.
Roman historique teinté de fantastique, le roman de Jean-Charles Payet reprend de façon jubilatoire et maîtrisée les recettes du roman d'aventures historique. Dumas énergisé par une écriture moderne qui joue avec brio des points de vue narratifs divers. L'oeuvre est recommandée en lecture cursive par le ministère de l'éducation nationale, niveau 3e, mention méritée.

jeudi 5 février 2015

"En Syrie" de Joseph Kessel

Une expérience de la nostalgie

Les reportages de Kessel appartiennent probablement à ces objets que Frederic Jameson (1) qualifie de « camp », ces œuvres qui suscitent en nous un intérêt nostalgique. Il serait vain de chercher une explication aux conflits qui déchirent actuellement la Syrie dans ces pages de Kessel (2), que réédite Gallimard et qui figurent parmi les premières enquêtes du futur grand reporter.
L’expérience nostalgique fait remarquer Jameson se caractérise généralement par « un attachement à un moment du passé entièrement différent de celui que nous vivons aujourd’hui ». Si les reportages de Kessel relèvent du « camp » c’est parce qu’ils renvoient à un monde disparu. Un monde où voyager avait encore du sens. Où prendre le train, le bateau, voire même l’avion, constituait en soi une aventure, parce qu’il fallait du temps pour franchir les distances, parce que le risque n’était jamais vraiment très loin.

Éviter de vivre en journaliste

Kessel s’intéresse peu à la politique ou aux institutions, il aime les hommes, la vie, les grands espaces qui lui inspirent de belles pages lyriques. Lorsqu’il arrive en Syrie en il avoue très peu connaître la situation : le pays, sous mandat français, est déchiré par les conflits religieux, et la France ne se montre pas à la hauteur du rôle que lui a confié la SDN. Mais Kessel se refuse à « vivre en journaliste », à perdre « ses journées avec des généraux et des hauts-fonctionnaires. »
À Beyrouth, Il veut rencontrer les hommes, l’émir Haïdar, chef – et allié ‑ druse avisé, les chrétiens de l’Ouest qui confessent leur culte de l’argent et l’étourdissent d’un luxe de conte de fée. Se rendre à Damas distante de cent cinquante kilomètres prend douze heures en train. L’auteur de L’Équipage se fait une joie d’accompagner les aviateurs français au-dessus du Djebel druse révolté. « Aucune description n’aurait pu me faire saisir ce que ce lieu a de tragique, d’inhumain, aucun récit ne m’aurait donné cette vision, ni permis de comprendre le danger de survoler un pays en révolte. »

Entre épopée et poésie

Kessel pénétrera aussi dans la ville souterraine de Beyrouth, « labyrinthe de cauchemar », où ne se hasardent jamais les occidentaux. On y entrevoit les Barnabagues, ces tueurs pénétrés du sentiment « qu’Allah les avait mis au monde comme un coutelier fait des couteaux. » On y rencontre aussi, au cœur du labyrinthe, sous la ville souterraine elle-même, des « spectres », victimes du haschich, qui tel les Lotophages de l’Odyssée ont perdu à la fois la mémoire et leur âme.
L’écriture de Kessel revêt souvent cette dimension initiatique et poétique qu’on aime à trouver dans les bons romans d’aventure, elle se fait aussi épique quand le journaliste rapporte ses rencontres avec ces officiers français, mi-soldats, mi renégats, les capitaines Muller (l’inspirateur de La Châtelaine du Liban) ou Colet dont les exploits héroïques rappellent la figure de Lawrence d’Arabie. Comme le fera Saint-Exupéry dans Terre des Hommes, Kessel célèbre le courage de ces officiers à qui l’on refuse une légion d’honneur quand on l’accorde aux financiers véreux e aux tenanciers de tripots.

« Camp ». Les reportages de Kessel le sont moins par leur célébration virile du courage que par l’intime confiance en la vie qui les sous-tend. Il s’agit d’un univers encore ouvert qui autorise l’expérience du dépaysement, l’enthousiasme de la rencontre fortuite avec l’autre, la sensation du danger, la confrontation émerveillée aux espaces vierges du monde. Aux antipodes du notre menacé d’une déprimante uniformisation.

(1) Frederic Jameson, Raymond Chandler. Les Détections de la totalité, Les Prairies ordinaires, 2014.

Joseph Kessel, En Syrie, « Folio », Gallimard, octobre 2014.

vendredi 23 janvier 2015

La "Qualité du pardon" de Peter Brook

La réflexion du metteur en scène

Peter Brook entretient avec Shakespeare une intimité que seuls les metteurs en scène ou les acteurs peuvent cultiver. Pour un professeur de lettres, la lecture qu’un homme de théâtre peut faire d’une œuvre dramatique a quelque chose de vivifiant. Le metteur en scène ne considère pas la comédie ou la tragédie comme un ensemble de signes à décrypter mais comme un texte vivant dont il convient de restituer l’émotion, la justesse, la force ou la vérité.

Un essai sur La Tempête

La Qualité du pardon – le dernier ouvrage de Peter Brook, un recueil de réflexions sur le théâtre shakespearien ‑ est aussi le titre d’un essai consacré à l’une des pièces les plus énigmatique de Shakespeare, La Tempête. Peter Brook commence par la fin, par ces derniers mots de Prospero qu’on prend généralement « pour un [simple] adieu avant la fin du rideau ». « Ma fin est désespoir, dit en l’occurrence Prospero, à moins qu’elle ne soit secourue par une prière si perçante qu’elle s’élance même à l’assaut du pardon. »
Quelle signification attribuer à ces étranges paroles qui manifestent toute la profondeur de Shakespeare ? Peter Brook revient sur l’intrigue, montre que Prospero qui a été dépossédé du pouvoir et débarqué ‑au sens propre, comme au sens figuré ‑ par son frère sur cette île ou commence l’action était probablement un mauvais roi. Dans cette dynamique qui oppose l’ordre au chaos, le prince est le garant de l’ordre, or Prospero s’intéressait à la culture aux livres, aux idées mais pas à son royaume. Il a « trahi l’ordre » que son frère a su restaurer.
Sur l’île Prospero devient un puissant magicien, domptant les esprits et les forces de la nature. Il acquiert ainsi une liberté véritable. Mais à la fin de la pièce, après avoir essuyé les conspirations et intrigues de ses proches, après en avoir triomphé, il comprend qu’il lui faut renoncer à la magie pour n’être qu’un homme parmi les hommes. Et Peter Brook de montrer que, dans les balancements entre l’ordre et le chaos, entre le pouvoir et le renoncement au pouvoir, entre l’orgueil et l’humilité, le discours final de Prospero est une résolution qui est aussi solution : il n’est qu’une force pour métamorphoser positivement et durablement toute vie humaine. Et cette force, c’est ce qu’ailleurs Shakespeare appelle « the quality of mercy » ‑ la qualité du pardon – dont la valeur n’est assurée que par l’authenticité d’une prière acérée. On peut lire l’ensemble des essais à la lueur de cette réflexion qui résume la force de Shakespeare.

Shakespeare a-t-il existé?

Peter Brook s’amuse des conjectures que soulève l’existence même de Shakespeare. Fort de son expérience d’homme de théâtre, il constate qu’ « Il est étrange » et « même irréel, d’imaginer que Shakespeare qui, année après année, » travaillant au cœur d’une troupe, « au milieu de tous ces employés fatigués et mécontents, n’ait jamais vu sa qualification d’auteur mise en doute. Toutes les théories qui ne prennent pas en compte les répétitions et les représentations restent flottantes. » Shakespeare est Shakespeare parce qu’il fut un homme de théâtre qui travaillait au sein d’une équipe dont les résultats dépendaient de ses écrits et réflexions qu’il devait confronter, jour après jour, à l’épreuve de la scène et des répétitions. On pourrait faire remarquer au passage que sa théorie vaut aussi pour Molière. Comment aurait-il pu se faire passer avec autorité, auprès de sa troupe, de son public, de ses protecteurs, pour le maître de son théâtre, de ses représentations si Corneille avait été l’auteur caché de son œuvre ?
Mais si Peter Brook dénie à Francis Bacon et à une soixantaine d’autre prétendants la pérennité d’Hamlet, c’est parce qu’il craint pour l’économie de Stratford. On l’aura compris, il sait aussi évoquer avec humour l’énigme Shakespeare. Il raconte, à ce sujet, une anecdote des plus amusantes : peu après la guerre, le metteur en scène qui préparait une représentation de Roméo et Juliette, se rendit à Vérone. La ville prospérait déjà sur le commerce engendré par les amants malheureux de Shakespeare. À un guide qui déployait des trésors d’éloquence pour lui montrer la maison des Capulet et l’endroit exact où Roméo s’est donné la mort, notre metteur en scène jugea bon d’objecter que Roméo et Juliette n’avaient au fond jamais existé. Comment le guide pouvait-il, jour après jour, raconter de telles histoires ? Il faut sans doute tout le fair-play anglais pour rapporter la réplique du guide : « Oui vous avez raison, c’est vrai. Et nous ici à Vérone, savons tous que Shakespeare n’a jamais non plus existé. »

De l'expérience à la réflexion

Les propos de Peter Brook sont riches d’anecdotes que le lecteur se réjouira de découvrir. Lorsque notre metteur en scène se rendit à Vérone, la pièce de Shakespeare n’y avait jamais été mise en scène. Et Peter Brook a eu le privilège d’assister à cette mise en scène qui devait rester dans les mémoires des Véronais. Nous ne raconterons pas ici comment le public de Vérone fut sidéré par le texte de Shakespeare, sans doute très éloigné de ses attentes mais l’anecdote manifeste la force inaltéré du dramaturge élisabéthain.
Les réflexions du metteur en scène s’ancrent toujours dans la vie et dans l’expérience qu’il a de la scène, elles touchent aussi bien aux célébrités ‑ et l’amateur de théâtre lira avec émotion, sinon une certaine nostalgie, le récit que rapporte Peter brook de la tournée européenne de Titus Andronicus ; la pièce était interprétée par Laurence Olivier et une Vivien Leigh déjà taraudée par la maladie – qu’à ses expériences d’improvisation avec les jeunes des cités, il montre, par exemple,  comment certains d’entre eux sont parvenus à une compréhension de Mesure pour mesure que pourraient leur envier bien des acteurs.
C’est par l’épreuve de la mise en scène que Peter Brook a conquis une compréhension aussi profonde du théâtre élisabéthain : il confesse que sa propre adaptation de Roméo et Juliette fut un échec.  Rétrospectivement, il y voit un échec salutaire qui lui aura permis d’appréhender la qualité dramatique des pièces de Shakespeare : « ce qu’il manquait, constate-t-il, c’était un tempo continu, une pulsation irrésistible menant d’une scène à l’autre », ce « tempo », constituant l’essence même du théâtre élisabéthain.
De l’échec de son Roméo et Juliette à la réhabilitation de pièces comme Timon d’Athènes ou Titus Andronicus, nous assistons aux tâtonnements du metteur en scène, à l’acquisition de quelques certitudes. Comme celle qui résulte d’une observation du dénouement de Peines d’amour perdues. Alors que les metteurs en scène ont tendance à minimiser ou édulcorer, la nouvelle de la mort du père de la princesse, qui passe généralement pour une simple astuce de clôture, Peter Brook considère qu’il faut au contraire lui donner toute sa place, sinon, écrit-il, « on néglige l’intuition du jeune Shakespeare qui a parfaitement compris que la légèreté, pour être vraie, a besoin de l’ombre de l’obscurité. » Il réhabilite aussi le Roi Lear (le personnage) nous rappelant qu’un « héros tragique est toujours un être humain de valeur » et il montre la nécessité de ne pas réduire ses filles Goneril et Régane, à des caricatures. Il saisit dans le monologue d’Hamlet un point d’inflexion qui pourrait bien aussi être celui de la pièce.

Sur le métier, sans cesse...


La Qualité du pardon est donc un recueil d’articles essentiels qui confirment si besoin en était à quel point le théâtre de Shakespeare est actuel et universel, combien, à l’image de la vie, il est fluide, complexe et, parfois, insaisissable. Évoquant sa mise en scène de Titus Andronicus ‑ qui fut pourtant un succès ‑  Peter brook a ces mots qui, d’une certaine façon, légitiment de façon définitive et la lecture de Shakespeare et le nécessaire travail du metteur en scène toujours recommencé : « La pièce doit de nouveau être ramenée à la vie, mais avec les yeux d’aujourd’hui. Avec les yeux du passé, rafraîchis par le sentiment de la réalité présente, elle nous montre des formes nouvelles, des montagnes et des gouffres nouveaux, des lumières et des ombres nouvelles. Et nous sommes étonnés de ne pas les avoir remarqués plus tôt. »

mardi 23 décembre 2014

Pour les classiques abrégés

J'aime le classique abrégé

1/ Parce que c'est un livre.

Les professeurs sont d'éternels inquiets : il s'inquiètent de savoir comment faire aimer leur matière de prédilection à leurs élèves qui, souvent pressés d'en finir avec la corvée littéraire tri ou quadri annuelle, s'empressent de chercher sur internet Le résumé qui leur permettra d'éviter la lecture du pensum. Je pense que plus personne aujourd'hui ne donne à lire les 1662 pages de l'héroïque édition Pocket des Misérables - il n'empêche que sa simple existence titille sûrement le lecteur aguerri qui connaît tout des Misérables sans les avoir jamais lu, d'où sa nécessité.
Non, le professeur a la choix entre la collection d'extraits (Larousse par exemple) et le "classique abrégé" (L'École des loisirs ou Le Livre de Poche). L'immense avantage du classique abrégé c'est qu'il fait oublier la dimension scolaire de l'exercice. L'élève n'a pas un livre avec des pages dont les lignes sont numérotés, des questions qui lui rappellent sa fastidieuse condition de cancre ou son honorable (quoique) position de "bon élève".

2/ Parce que c'est un livre d'auteur

Comparons! Il s'agit de L'Homme qui rit, chapitre 1 du livre III :

La tempête n’était pas moins intense sur terre que sur mer. 
Le même déchaînement farouche s’était fait autour de l’enfant abandonné. Le faible et l’innocent deviennent ce qu’ils peuvent dans la dépense de colère inconsciente que font les forces aveugles ; l’ombre ne discerne pas, et les choses n’ont point les clémences qu’on leur suppose. 
Il y avait sur terre très peu de vent ; le froid avait on ne sait quoi d’immobile. Aucun grêlon. L’épaisseur de la neige tombante était épouvantable. 
Les grêlons frappent, harcèlent, meurtrissent, assourdissent, écrasent ; les flocons sont pires. Le flocon, inexorable et doux, fait son œuvre en silence. Si on le touche, il fond. Il est pur comme l’hypocrite est candide. C’est par des blancheurs lentement superposées que le flocon arrive à l’avalanche et le fourbe au crime. 
L’enfant avait continué d’avancer dans le brouillard. Le brouillard est un obstacle mou; de là des périls; il cède et persiste; le brouillard, comme la neige, est plein de trahison. L’enfant, étrange lutteur au milieu de tous ces risques, avait réussi à atteindre le bas de la descente, et s’était engagé dans le Chess-Hill. Il était, sans le savoir, sur un isthme, ayant des deux côtés l’océan, et ne pouvant faire fausse route, dans cette brume, dans cette neige et dans cette nuit, sans tomber, à droite dans l’eau profonde du golfe, à gauche dans la vague violente de la haute mer. Il marchait, ignorant, entre deux abîmes.

La version abrégée par Boris Moissard pour l'école des loisirs:
La tempête n’était pas moins intense sur terre que sur mer. Le même déchaînement farouche s’était fait autour de l’enfant abandonné. 
L’enfant, étrange lutteur au milieu de tous ces risques, avait réussi à atteindre le bas de la descente, et s’était engagé dans le Chess-Hill. Il était, sans le savoir, sur un isthme, ayant des deux côtés l’océan, Il marchait, ignorant, entre deux abîmes.

On ne niera pas : Victor Hugo ne sort pas enrichit de l'épreuve. Mais sa phrase demeure, l'image résiste, le pathétique se maintient. Les 830 pages de ce fabuleux roman sont inaccessibles à l'élève moyen de quatrième, la version de Boris Moissard offre au moins l'occasion de tenter le pari, qui de toute façon n'est pas gagné.
Ce qui subsiste c'est la "sensation" de Victor Hugo, quelque chose qui relève de l'esthétique, j'utilise le mot comme l'utilise Jean Cohen dans Structure du langage poétique pour évoquer la "sensation de poésie". Et c'est sur cette "sensation" que je peux m'appuyer pour aborder la notion de "littérarité" au collège.

3/ Parce que je crois en la nécessité de faire lire les classiques ...

mais qu'à l'impossible nul n'est tenu. Obtenir le lecture d'un classique abrégé c'est obtenir une immersion dans la culture. Les classiques, mêmes abrégés, résistent à nos collégiens. Il faut faire l'épreuve de cette résistance et en sortir victorieux.
Nous n'avons pas vocation, nous, professeurs de français à faire aimer la lecture. Voilà pour beaucoup de parents d'élèves un paradoxe.
Non nous avons pour mission de d'initier au monde de la littérature, il se peut que les habitudes de lectures qu'aura développées le lecteur compulsif de sagas d'heroïc fantasy l'aident un peu à entrer dans l'Odyssée ou dans Jules Verne. Mais cette lecture, là, lecture plaisir, lecture de l'oubli ne nous aide finalement que très peu puisque précisément le texte littéraire est un texte qui nous tient en éveil.
Et comme une règle de grammaire anglaise, un théorème de géométrie ou une déclinaison latine, l'appropriation d'une oeuvre littéraire demande un effort.
La littérature jeunesse a toute sa place au collège, elle ouvre des pistes, introduit des thématiques et des formes littéraires. Elle peut se faire seule. Dans ce monument qu'est l'Homme qui rit, l'élève a besoin d'un guide.

jeudi 27 novembre 2014

Jérusalem en Dalécarlie de Selma Lagerlöf

"Parmi ces femmes de grand talent ou de génie, aucune ne se situe plus haut à mon sens que Selma Lagerlöf. Elle est en tout cas la seule qui s'élève constamment au niveau de l'épopée et du mythe". (Marguerite Yourcenar)
Voilà un jugement qu'on n'attendait sans doute pas de notre académicienne envers une romancière qui semble un peu perdue dans les limbes d'une notoriété désuète. Et pourtant...
Lire Selma Lagerlöf c'est faire une expérience à nulle autre comparable : la psychologie ne l'intéresse pas, l'analyse sociale pas davantage, l'aventure tourne souvent court et le récit s'emballe en des directions incongrues qui défient les lois du réalisme.
Je dois au Kamo de Pennac d'avoir découvert, cette formidable épopée du pasteur amoral qu'est Gösta Berling. Jérusalem en Dalécarlie est un roman de la même veine. On suit, dans une petite communauté rurale la destinée des Ingmar Ingmarsson, riche famille respectée et le surgissement d'une secte dont les zélateurs menacent traditions et solidarité. L'ouvrage fourmille d'anecdote qui valorisent l'intuition érigée au rang de valeur. Comprise comme un mouvement de nature quasi religieuse qui relie l'être humain à ce qu'il détient de plus profond en lui, elle l'amène à se tourner vers les autres et à agir en être responsable. 

dimanche 7 septembre 2014

Une nouvelle traduction d'"Ethan Frome" d'Edith Wharton

Une romancière lucide

Le style étincelant et incisif d’Edith Wharton se voit rendre justice avec cette nouvelle traduction d’Ethan Frome due à Julie Wolkenstein. La romancière américaine que l’on associe volontiers à l’exploration des subtiles intrigues psychologiques qui agitent la haute société new yorkaise est aussi l’auteure de romans bruts, rustiques à la sensualité énigmatique et douloureuse, l’on songe à Ethan Frome bien sûr mais aussi à Eté, autre chef d’œuvre méconnu.
Il faut lire l’introduction d’Edith Wharton pour comprendre à quel point la romancière se révèle lucide sur son art, consciente de ses effets. Rien d’étonnant à cela, rappelons que les éditions Vivianne Hamy ont publié il y a quelques années les réflexions de notre auteure sur l’art de la fiction, recueil d’analyses passionnantes qui  témoignent de l’admiration de cette francophile inconditionnelle pour Balzac, Stendhal et Flaubert.

Une narration méditée

Reconnaissant que « Chaque sujet contient implicitement une forme et des dimensions qui lui sont propres », Edith Wharton divulgue la manière dont elle a résolu les problèmes que lui posait la mise en place d’un relais narratif : « il fallait que je trouve un moyen de porter ma tragédie  à la connaissance de mon narrateur. »  C’est dans La grande Bretèche de Balzac qu’elle finira par trouver la solution.
L’étrangeté du récit tient effectivement grandement à cet agencement technique qui consiste à plonger un étranger au sein d’une collectivité rurale repliée sur elle-même et avare des secrets qui la torturent. Il y a quelque chose des Hauts de Hurlevent dans le huis clos tragique qui se met peu à peu en place sous les yeux du narrateur.
Comme le Lockwood d’Emily Brontë dans les contrées arides du Yorkshire, le narrateur d’Edith Wharton se révèle totalement inadapté aux rudesses du climat de la Nouvelle Angleterre. Chargé par son employeur d’une mission à la centrale électrique de Corbury, il remarque un homme étrange qui malgré la claudication dont il est affligé lui semble  « à la fois détaché et imposant ». Tout ce qu’il parvient à savoir de cet inconnu c’est qu’il se nomme Ethan Frome et qu’il a été victime plus de vingt cinq ans auparavant d’une mystérieuse collision.
Dans ces montagnes  encombrées de neige Ethan Frome devient le conducteur de notre ingénieur narrateur et les conditions climatiques se font tellement mauvaises qu’ils doivent se réfugier un soir chez Ethan dans une maison en bois symboliquement rétrécie. « C’est cette nuit là nous confie le narrateur que j’ai découvert la clé d’Ethan Frome. »

La pesanteur du réel

Marié très jeune à une femme hypocondriaque et plus âgée que lui, Ethan a connu des jours meilleurs, grâce à son travail acharné il a pu restaurer la scierie paternelle, s’assurer l’estime de tous dans ces contrées ombrageuses ou la survie tient déjà du prodige. Jusqu’au jour où sa femme Zeena, fait venir à la maison sa jeune et jolie cousine Mattie. L’histoire d’amour ne naît pas tout de suite, elle ne s’impose véritablement qu’au moment du dénouement, tragédie absolue qui révélera les personnages à eux-mêmes.
Mais contrairement à l’univers d’Emily Brontë qui s’ouvre sur un au-delà ‑ torturé certes ‑, celui d’Edith Wharton n’offre nulle transcendance, le personnage sont rattrapés par la réalité qui les contraint « comme un geôlier menottant un coupable. » Tous les grands thèmes d’Edith Wharton, se retrouvent dans ce court roman : les contradictions entre aspirations individuelles et convenances, les incertitudes du moi et les faux semblants des sentiments et ressentiments. Ethan Frome est un condensé de l’art de  cette romancière hors pair que fut Edith Wharton et la traduction de Julie Wolkenstein lui restitue sa vigueur primitive et désespérée.

Edith Wharton, Ethan Frome, trad. de Julie Wolkenstein, P.O.L., 2014.
Edith Wharton, Les Règles de la fiction, Viviane Hamy, 2006.

Emily Brontë, Les Hauts de Hurlevent, L’école des loisirs, 2011.