L’artiste aux prises avec le pouvoir
Julian Barnes fait partie
de ces romanciers dont l’inspiration ne cesse de se renouveler et qui, malgré
tout, semblent s’inscrire dans une trajectoire esthétique cohérente. Après Une fille, qui danse roman qui
interrogeait les failles de la mémoire chez un sexagénaire apaisé (un peu trop
peut-être !), Julian Barnes s’attaque à la figure de l’artiste aux prises
avec les mécanismes coercitifs de la dictature.
L’artiste, c’est
Chostakovitch, musicien reconnu, adulé des mélomanes russes et
occidentaux ; le dictateur c’est Staline. Alors qu’il n’a eu droit, dans
les années trente, qu’à la reconnaissance universelle, Chostakovitch perçoit
soudainement l’envers du décor : un article de la Pravda stigmatise son œuvre Lady
Macbeth de Mzensk : « dissonant », « petit bourgeois »,
l’opéra contrevient aux principes esthétiques du socialisme triomphant.
Chostakovitch est convoqué :
« Et puis, au printemps 1937, il avait eu sa première conversation avec le
pouvoir. […] Le pouvoir lui avait dit comment il voulait qu’il travaille,
comment il voulait qu’il vive. À présent, à la réflexion, il ne voulait
peut-être plus qu’il vive. » Il attend des heures, des jours dans les
escaliers de La « Grande Maison », avenue Liteynie à
Saint-Leninsbourg (nom ironique donné par le musicien à sa ville natale) et
dont beaucoup ne ressortent jamais. Il lui sera demandé de se renier, l’homme
n’a pas vocation à devenir un martyr et L’URSS de Staline est une tyrannie qui
ne plaisante pas avec les divergences idéologiques. Le musicien fait le dos
rond, approuve les critiques et finit par bénéficier d’un formidable coup du
sort : le fonctionnaire chargé de son dossier disparait, exécuté par la
machine à broyer qu’il contribuait à alimenter.
La Russie soviétique, une contradiction
Dans le même temps, la
cinquième symphonie de Chostakovitch est jugée optimiste et donc conforme à la
vocation de l’art selon l’état. L’artiste quant à lui ne peut que constater
l’absurdité d’un système qui prône l’optimisme tout en imprimant la terreur à
tous les échelons de la société : « Être Russe était être pessimiste,
être soviétique était être optimiste. C’était pourquoi les mots Russie
soviétique étaient contradictoires. Le Pouvoir n’avait jamais compris
cela : il croyait que si l’on tuait assez de citoyens, et si l’on mettait
les autres au régime de la propagande et de la terreur, l’optimisme en
résulterait mais où était la logique là-dedans ? »
Le choix de la lâcheté, et de l’art
Chostakovitch est certes
un artiste mais c’est aussi un homme, épouvanté à l’idée de voir sa famille
écrasée
par le rouleau compresseur de l’histoire : « Il voulait qu’on le
laisse tranquille avec sa musique et sa famille et ses amis. Le plus simple des
désirs, et pourtant complètement irréalisable. ». Le compositeur trahira
donc tous ceux qu’il révère : Stravinsky, Soljenitsyne, Sakharov. Comme la
grande Akhmatova se retirant dans le silence, il proteste par l’ironie,
l’ironie que les persécuteurs dépourvus d’humour ne sauraient percevoir.
Il se réfugie dans l’art
que le parti veut absolument mettre au service du peuple, la formule de Lénine
(« L’art appartient au peuple ») est le leitmotiv qui scande la vie
de Chostakovitch et auquel l’artiste répond par une sorte de fureur
autiste : « L’art n’appartient pas plus au peuple qu’il n’appartenait
jadis à l’aristocratie et aux mécènes. L’art est le murmure de l’histoire,
perçu par-dessus les fracas du temps. »
Au-delà de la morale
La formule est jolie,
mieux : percutante. Julian Barnes nous fait d’ailleurs entendre la
tragédie intime de l’homme Chostakovitch, par-dessus les fracas du temps. "Accusez Panurge, écrivait Kundera
(1), pour sa lâcheté, accusez Emma Bovary, accusez Rastignac, c’est votre
affaire ; le romancier n’y peut rien. » Le lecteur de Julian Barnes
n’a nulle envie d’accuser Chostakovitch.
L’homme n’a certes pas su s’élever contre la tyrannie, mais il est resté lucide. Obligé par le régime de Khrouchtchev d’adhérer au partie communiste pourtant honni, Chostakovitch a cette réflexion: "Et donc il était un lâche. Et donc on tourne comme un écureuil dans sa roue. Et donc il allait mettre tout son courage dans sa musique, et sa lâcheté dans sa vie.» On ne saurait accuser l’écureuil qui tourne dans sa roue, on sait qu’il tourne pour rester en vie.
Parvenu au terme de son existence, l’artiste est sans doute le bourreau de lui même le plus impavide : il constate que le régime soviétique a détruit son âme et doute d’être jamais compris. Il imagine qu’une fois le régime soviétique tombé quand ces temps seront révolus, les gens voudront une version simplifiée de ce qui s’est passé.L’âme brisée. L’intelligence et le savoir-faire de Julian Barnes consiste précisément à nous délivrer une version nuancée des événements. En véritable romancier l’auteur britannique montre simplement comment les « fracas du temps » viennent heurter une conscience.
Esthétiquement le montage du roman prend la forme d’un puzzle savamment organisé qui témoigne des ravages d’une tyrannie impitoyable sur l’esprit hypersensible d’un artiste de génie. Julian Barnes ajoute avec ce roman un opus à une œuvre éclectique mais qu’une idée semble travailler en profondeur: si l’homme parvient à s’accommoder des petites ou grandes lâchetés de son existence, son âme n’en sort jamais indemne.
(1) Kundera, Les Testaments trahis, Folio, 2000.
L’homme n’a certes pas su s’élever contre la tyrannie, mais il est resté lucide. Obligé par le régime de Khrouchtchev d’adhérer au partie communiste pourtant honni, Chostakovitch a cette réflexion: "Et donc il était un lâche. Et donc on tourne comme un écureuil dans sa roue. Et donc il allait mettre tout son courage dans sa musique, et sa lâcheté dans sa vie.» On ne saurait accuser l’écureuil qui tourne dans sa roue, on sait qu’il tourne pour rester en vie.
Parvenu au terme de son existence, l’artiste est sans doute le bourreau de lui même le plus impavide : il constate que le régime soviétique a détruit son âme et doute d’être jamais compris. Il imagine qu’une fois le régime soviétique tombé quand ces temps seront révolus, les gens voudront une version simplifiée de ce qui s’est passé.L’âme brisée. L’intelligence et le savoir-faire de Julian Barnes consiste précisément à nous délivrer une version nuancée des événements. En véritable romancier l’auteur britannique montre simplement comment les « fracas du temps » viennent heurter une conscience.
Esthétiquement le montage du roman prend la forme d’un puzzle savamment organisé qui témoigne des ravages d’une tyrannie impitoyable sur l’esprit hypersensible d’un artiste de génie. Julian Barnes ajoute avec ce roman un opus à une œuvre éclectique mais qu’une idée semble travailler en profondeur: si l’homme parvient à s’accommoder des petites ou grandes lâchetés de son existence, son âme n’en sort jamais indemne.
(1) Kundera, Les Testaments trahis, Folio, 2000.