On commence le nouveau roman de Jean-Jacques Greif avec une
pénible impression de déjà lu : Christophe Colomb sur sa Santa Maria aux
prises avec un équipage rétif… Et l’on redoute une énième version des
tribulations de l’explorateur à travers l’Atlantique. Et puis, voilà que tout
bascule : notre explorateur rend justice à ses hommes et décide de faire
marche arrière pour retourner en Espagne et se faire charpentier.
Sans être spécialiste de Christophe Colomb, on comprend
qu’il se passe dans cette histoire revisitée quelque chose d’anormal.
Incidemment on apprendra au cours d’une
conversation entre le héros et un marin breton que Jeanne la Pucelle, âgée de
quatre-vingt-dix ans conseille le roi Charles VIII comme elle l’a fait pour les
rois Charles VII et Louis XI et là CQFD ! Nous sommes dans une uchronie.
Mais au lieu de réinventer l’histoire, Jean-Jacques Greif
réinvente, en s’amusant, le destin d’un homme. Et comme il n’était pas question
de laisser végéter l’explorateur dans son statut de charpentier l’auteur a
décidé de l’envoyer vers l’Est.
Bien vite fatigué des routines que constituent son activité
de charpentier ou les aléas de la vie domestique, l’artisan espagnol décide de
retourner sur les terres de ses ancêtres, à Moconesi, non loin de Gènes.
Il y fera une rencontre déterminante, celle de sa cousine,
Noémi Kollomb, l’un des personnages les plus attachants du livre. Cette jeune
femme de vingt ans est venue de Cracovie pour étudier les archives familiales.
Elle apprend ainsi à son lointain cousin que ses ancêtres sont juifs et que ses
parents ont probablement changé de nom pour échapper aux persécutions dont les
juifs sont victimes en ce Moyen-âge finissant.
Attiré par cette petite cousine, malicieuse et philosophe,
Christophe Colomb décide de la suivre pour « À défaut de convertir les idolâtres
de Cipango, […] tenter de montrer le droit chemin aux Juifs de Pologne. »
Ainsi commence un voyage initiatique qui va conduire peu à peu notre héros à la
plus radicale des remises en cause.
La partie centrale du récit qui fait voyager le héros et sa
cousine au cœur d’une Europe en pleine mutation est la plus réussie du roman.
Les héros cheminent côte à côte et le navigateur découvre les joies de la
marche : « Tout bien pensé, écrit-il, cette joie de naviguer est un
amusement d’enfant. Le vaisseau n’est-il pas semblable à la nourrice qui vous
porte dans ses bras ? Aujourd’hui, je me tiens sur mes propres jambes,
comme un adulte. » La métaphore nous fait évidemment saisir la dimension
initiatique du voyage.
Noémi va en outre guider son cousin sur les chemins d’une
pensée adulte, pointant les
contradictions d’un catholicisme qui légitime l’esclavage et convertit sous la
menace des armes des peuplades entières. Le navigateur découvrira aussi, grâce
à elle, l’effervescence intellectuelle qui agite l’Europe, les livres d’Aldus
Manulius, la technique de la peinture à l’huile mise au point par les peintres
Flamands.
Et très vite le navigateur génois comprend aussi l’inanité des querelles religieuses, « Je
comprends que je me trompai quand je pensais convertir les juifs de Pologne à
la fois chrétienne ».
La rencontre avec une troupe de juifs errants persécutés
manifeste les premiers signes tangibles de cette évolution du héros :
alors que des manants allemands menacent les nomades, Colomb s’interpose et
manquent de se faire tuer. Il est sauvé in extremis par Noémi qui, non contente de
maîtriser plusieurs langues et de se passionner pour les techniques nouvelles, se
manifeste aussi parfaite arquebusière.
S’engage alors une intéressante controverse entre Noémi et
les rabbins qui lui rappellent
l’interdit de tuer professé par leur religion, la jeune femme,
pragmatique, les invite à défendre leur vie plutôt qu’à gloser et sa réflexion
engage aussi chez le héros un premier retour sur son passé de conquistador
insoucieux des peuples sauvages. « Hélas... J'ai tué des
sauvages au corps luisant. Sans raison. Pour jouer. Puisque ce n'était pas interdit. Nous les considérions comme des animaux, mais quand je
revoyais leur regard désespéré dans
mes cauchemars, j'y lisais la question
« Pourquoi ? » écrite en lettres de sang. Je me réveillais
pour échapper à l'emprise brutale du remords. »
Au terme de cette première étape, Christophe Colomb se
découvre une chaleureuse famille à Cracovie et va même rencontrer Copernic à
qui il donnera les moyens pratiques de vérifier sa théorie.
Désormais conscient qu’il a voyagé, observant les gens comme
dans une ménagerie, Colomb entreprend
alors sur les traces de son intrépide cousine un long voyage vers le
nord puis vers l’est qui les conduira aux
confins de la Russie orientale où ils découvrent les peuplades indigènes et le
chamanisme. Le voyage de Colomb vers l’est est une sorte d’antivoyage. Et comme
le Robinson de Tournier, Colomb comprend que la vérité de l’être humain ne
réside ni dans les aspects formels de la religion, ni dans la culture mais dans
la communion avec l’univers et avec autrui.
« Dieu est trop vaste pour parler la même langue que
nous ! » lui fait judicieusement remarquer sa cousine. Sa langue est
donc aussi bien traduite par le Jésus de Colomb que par le Moïse des Juifs ou
les transes des prêtres Chamans. Le Retour de Christophe Colomb non content
d’être un très beau roman d’aventures est aussi une malicieuse réflexion sur le
sens de l’histoire et de la culture qui alimentera utilement les débats que
notre société entretient avec parfois beaucoup d’incompréhension sur le sens
des religions.