Penguin place l’œuvre
l’Orwell aujourd’hui tout en haut de la liste de ses bestsellers. Cela vous
surprend-il ?
Est-ce qu’on peut vraiment être surpris d’un tel résultat ?
Nous vivons une époque extrêmement anxiogène, où les gens qui lisent cherchent
des réponses à leurs questions. Avant l’épidémie de la covid il y a eu celle du
populisme. Le brexit qui a eu raison de l’union européenne, Erdogan, Bolosnaro,
Trump… Qui aurait cru qu’on verrait un jour un président américain inciter ses
supporters à s’en prendre au capitole ?
L’épidémie qu’on vit actuellement à conduit les gouvernements
à prendre des mesures autoritaires qui posent aussi question sur la politique. Qui
sont les penseurs accessibles qui ont réfléchi à ces questions ?
Montesquieu, Rousseau, qui sont un peu lointains, Marx dont on se méfie
aujourd’hui. Restent des gens comme Camus ou Orwell qui bénéficient du statut
de classiques, restent abordables et ont eu le mérite de ne pas céder aux
sirènes de l’idéologie.
Orwell plus que Camus encore parce que la politique est
l’affaire de sa vie, la matière de son écriture. Je cite dans la préface Pourquoi j’écris, un essai qui montre à
quel point Orwell est lucide dans sa pratique de l’écriture : « C’est
toujours là où je n’avais pas de visée politique que j’ai écrit des livres sans
vie. »
Oui Orwell rentre en collision avec les problématiques de
notre temps d’autant que depuis la généralisation d’internet, le monde de 1984 est devenu possible. La Chine de XI
jinping n’en semble pas si éloignée que ça. Orwell avec ses analyses
politiques, avec ses romans nous donne les clés pour comprendre ce monde.
Quelle lecture de La Ferme des animaux peuvent faire des
jeunes d’aujourd’hui pour lesquels la référence au système soviétique est nettement
moins présente ? Peut-on justement (faut-il ?) déconnecter le texte
de son contexte ?
La première réaction des élèves à qui l’on met la Ferme des animaux entre les mains est
une réaction de rejet. Oh un livre de bébé… Le professeur qui veut faire lire
la Ferme des animaux est tout de
suite obligé de se justifier. Je suis assez reconnaissant aux éditions du Livre
de Poche Jeunese car ils ont trouvé une couverture attractive qui va nous
faciliter la tâche. Le regard de Napoléon qui embrase le monde est inquiétant à
souhait et montre tout de suite qu’on n’a pas affaire à une simple histoire
d’animaux.
Faut-il contextualiser ? Il y a deux écoles à ce sujet
et personnellement je n’ai pas de religion sur la question. J’ai fait mes
études à l’époque où le structuralisme dominait dans les universités, époque où
l’on ne se préoccupait peu du contexte où l’on pensait pouvoir démontrer la
littérarité d’une œuvre en observant les structures récurrentes, l’architecture
savante de l’œuvre. La vulgarisation du structuralisme, les schémas narratifs
qu’on n’interprète pas, les schémas actantiels sont un peu dévalorisés. Il
n’empêche que, pratiquée avec intelligence, c’est une méthode qui montre
quelque chose.
Le schéma narratif selon lequel les cochons dupent les autres
animaux est à peu près le même tout au long du livre, simplement les cochons
deviennent de plus en plus gros, de plus en plus forts et leurs mensonges se
font de plus en plus gros. On peut passer par ce type d’analyse et arriver je
pense à dégager la substance de l’œuvre qui vise finalement à dénoncer le
mensonge en politique.
Maintenant rapporter le texte à son contexte est évidemment
utile, on prend toujours plaisir à faire trouver les parallèles qui existent
entre Napoléon et Staline, Boxeur et Stakhanov, Major et Marx, Boule de Neige
et Trotsky. C’est utile, je pense qu’il faut ramener cette lecture à
l’expérience qu’Orwell a eu de la guerre d’Espagne au désenchantement qui
l’accompagne. Simon Leys dans un essai paradoxal qu’il intitulera Orwell ou l’horreur de la politique
montre comment Orwell, (je crois que je le raconte aussi dans la préface) a
pris conscience de la duplicité des staliniens. Alors que les républicains se
replient en Catalogne, les staliniens en profitent pour éliminer les
trotskistes, et cette tromperie qui fait l’objet d’un des plus beau livre
d’Orwell, Hommage à la Catalogne,
explique aussi que l’écrivain ait eu besoin de solder ses comptes avec Staline.
Mais au-delà de Staline, Animal
Farm est un livre qui dénonce toutes les formes de mensonges politiques
Comment êtes-vous venu à la
traduction ?
Je ne suis pas traducteur, je suis avant tout professeur de français,
j’enseigne à temps plein entre collège et lycée. Mais dans le titre un peu
pompeux qu’on nous donne aujourd’hui - il semble plus prestigieux d’être
professeur de lettre que professeur de français – bref, dans professeur de
lettres, le mot lettres est au pluriel. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ca
peut renvoyer à la tradition des lettres classiques mais je crois plus
volontiers que lorsqu’on est professeur de lettres modernes on est professeur
de littératures au pluriel. On est amené à montrer que la littérature française
n’est pas une littérature qui s’est épanouie seule dans son coin. L’Italie au
XVIe, l’Allemagne fin XVIIIe, l’Angleterre avec les influences de Shakespeare et
de Walter Scott sur le romantisme ont joué un rôle fondamental dans la
construction de l’édifice.
J’ai envie de dire que c’est l’amour de la littérature qui
m’a conduit à la traduction. J’avais réalisé plusieurs classiques pour l’école
des loisirs, les Fables de Florian,
les Contes d’Hoffmann et j’ai eu
envie de faire une édition du Peter Pan
de James barrie, un livre formidable, plein de fantaisie, d’invention. Un livre
sombre aussi, trop mésestimée. Bref !
L’école des loisirs n’avait les droits d’aucune traduction, j’ai relu le
livre en anglais et je me suis lancé.
Que vous apporte, à
titre personnel, la pratique de la traduction ? Quelle peut-être la
richesse pédagogique de cet exercice pour des élèves qui le pratiqueraient
régulièrement ?
A titre personnel, je prends la traduction comme un défi. Je
connais des traducteurs qui travaillent pour l’industrie et traduisent des
notices, j’en ai connu d’autres qui travaillaient à la traduction de roman
sentimentaux. Ils font tous un travail utile mais en ce qui me concerne et
comme ce n’est pas mon travail je peux et je n’ai d’ailleurs l’envie de
traduire que des textes littéraire, or évidemment traduire un texte littéraire
est un défi. Un défi qu’il faut aborder humblement car traduire un génie dans
toutes les dimensions qu’il a su imprimer à son œuvre est impossible.
Traduttore, traditore, c’est bien
connu. Et c’est juste. Je m’y suis essayé avec la poésie d’Emily Brontë, mais
elle y perd évidemment une grande partie de sa saveur, les jeux de sonorités notamment
si essentiels à la poésie. La traduction curieusement me replonge au cœur de
mon métier de professeur de lettres, et traduire un texte littéraire c’est
chercher à restituer cette littérarité du texte. Ce surcroît de plaisir
esthétique dont parle Freud qui nous amène à goûter particulièrement les œuvres
littéraires. Quant à la richesse de l’exercice pour des élèves amenés à le pratiquer;
je ne saurais trop vous répondre, n’étant pas professeur d’anglais.
C’est un
exercice évidemment éminemment formateur en ce qu’il oblige à comprendre la
langue mais aussi l’intentionnalité d’un discours et à le passer dans sa
langue. L’exercice a aussi évidemment le mérite de conduire celui qui le
pratique à s’interroger sur les ressources que lui offre sa propre langue, la
grammaire, les sonorités.
Les élèves de 1re
et Tle qui suivent la spé Anglais ont de l’ « initiation à la
traduction ». Quelles vous semblent les principales difficultés de la
traduction de l’anglais au français ? Pourriez-vous donner quelques exemples
de ce qui « résiste » à la traduction ?
Anglais / français ? Le français est la langue de
Descartes, c’est une langue qui s’organise au XVIIe siècle et qui se veut
rationnelle, l’anglais est la langue de Shakespeare qui peut-être s’attache
moins à décrire la réalité comme quelque chose de fixe. C’est aussi une langue
accentuée qui convient particulièrement à la poésie, à l’expression du
sentiment et des impressions. Le verbe anglais supporte tout un tas de
postpositions qui vont permettre d’en nuancer le sens. J’ai envie de dire que
les principaux écueils sont là : comment rendre cette rythmique de la
langue et ces nuances ?
Je pense à la première phrase du roman, par exemple qui évoque
M. Jones rentrant chez lui complètement saoul. La rythmique da la phrase est
incohérente et retranscrit bien l’ivresse de M. Jones, il est difficile de
faire la même chose en français, je me suis amusé à jouer avec les sons pour
obtenir une allitération en p qui donne un peu le même effet.
J’ai dû faire quelque chose d’assez semblables avec le moment ou Napoléon
fait intervenir ses chiens : il se produit un barouf épouvantable qui
tétanise toute le monde, là aussi j’ai compensé le manque d’accentuation du
français par des allitérations en k et en r pour montrer la férocité des
chiens.
Mais fondamentalement, je crois avec Bachelard que la
traduction est un exercice essentiel qui nous ouvre des portes sur les autres
cultures, et que l’essentiel est dans la restitution de l’imaginaire !
Sans se référer
nécessairement aux programmes, quelle place aimez-vous donner aux littératures
étrangères, et en particulière à la littérature anglaise dans les cours de
français ?
En 2017 j’ai écrit un plaidoyer pour une ouverture sur la littérature
européenne, « Pour des programmes ouverts sur la littérature européenne »
(dans L’école des lettres), j’y
expliquai que nous sommes terriblement centrés, au lycée, sur la culture française, c’est sans doute dû
à notre sempiternel exercice de l’explication de texte, qui exige une analyse
du lien fond forme pour aller vite. La spécialité littérature philo a
partiellement comblé mes vœux. J’ai la chance de l’enseigner actuellement. Nous
avons travaillé sur les nouvelles de Poe pour aborder la question des limites
du moi et la critique psychanalytique. Actuellement nous commençons l’étude des
Robots, et il n’est pas rare que je donne les textes en anglais et en français.
J’ai coutume de dire à mes élèves que la littérature est une
langue universelle je ne voyais d’ailleurs aucun inconvénient, à l’époque où
les professeurs de français de 1ère pouvaient choisir leurs œuvres à
faire étudier à mes élèves des pièces de Shakespeare ou à introduire dans un
groupement de textes un extrait de Goethe, de Byron ou de Mary Shelley.
Au collège, je trouve que la traduction rend justement plus
facile la prise en main des classique, Shakespeare marche mieux que Corneille
en 4e
Avez-vous déjà essayé
de travailler avec des professeurs de langue ?
Oui, la littérature nous conduit sur des terrains communs en
terminale, je le disais tout à l’heure.
Et en collège, j’ai
déjà emmené mes élèves sur les traces de Daphné du Maurier ou d’Agatha Christie
en Cornouailles, de Shakespeare dans les Costwolds. Il est plus facile en
collège de monter des projets interdisciplinaires qu’en lycée. J’aime bien
emmener les élèves sur les lieux qui ont inspiré leurs auteurs. Si on se
promène sur les collines de Haworth ou a vécu Emily Brontë on comprend l’âpreté
de Wuthering Heights.
Si vous deviez
conseiller des œuvres de littérature anglaise à des collégiens et des lycéens,
que leur conseilleriez-vous ?
Les grands romans d’aventure sont ango-saxons : on
pense à Stevenson bien sûr, mais aussi à
Jack London, à Kipling, ou à Falkner qui peuvent fournir des œuvres
particulièrement intéressantes pour des élèves de 5e. Les romans du
XIxe peuvent s’avérer passionnants j’ai une affection particulière pour les
sœurs Brontë auxquelles j’ai consacré un essai biographique. Je trouve que Jane Eyre ou Agnes Grey sont des œuvres magnifiques pour montrer l’émergence de valeurs féministes
au XIXe.
Jack London et Le Peuple
de l’Abîme peuvent donner une magnifique leçon de journalisme engagé à des
4e.
Stevenson, Wilde, ou Dickens sont excellents pour aborder le
fantastique.
Au lycée Jane Austen rencontre souvent un franc succès chez
les jeunes filles. Les romanciers américains, Steinbeck, Hammett, Hemingway,
Eskirne Caldwell, Carson Mc Cullers sont parfaits pour aborder le réalisme. La
science fiction intéresse souvent les jeunes et les contre utopie d’Huxley,
d’Orwell d’Ira Levin sont de grands
textes littéraires. Il y a une multitude
de choix…