Ève est sans doute, avec Huckleberry Finn, l’une des figures les plus attachantes des œuvres de Mark Twain. Les deux personnages ont plus d’un point commun, dépourvus de préjugés, ils sont libres, entreprenants, n’hésitent pas à se confronter au monde pour en tirer des leçons – parfois certes contestables – mais toujours fondées sur une expérience dans laquelle ils s’engagent sans réserve.
Au centre d’un monde nouveau
Publié en 1904, Le Journal d’Ève[1] prolonge, non sans contradictions le Journal d’Adam[2] rédigé une dizaine d’années plus tôt. Alors que le Journal d’Adam reprenait assez fidèlement le récit de la Genèse, Le Journal d’ Ève s’avère beaucoup plus elliptique, rien (ou presque) n’y est dit au sujet de « l’arbre de la connaissance du bien et du mal » : « J’ai essayé, écrit Ève pensant à Adam, de lui faire tomber quelques pommes, mais je ne suis pas bonne au lancer. Je les ai manquées, je crois quand même que l’intention lui a fait plaisir. Elles sont interdites, il dit que je vais m’attirer des ennuis, mais si c’est pour lui plaire, quelle importance ? » (p. 206-207). Voilà tout. De façon assez logique, Ève n’est pas dans la transgression puisque l’avertissement divin n’a été donné qu’à Adam, lequel se montre d’ailleurs peu loquace voire même fuyant à l’égard de sa compagne.
Sans rapport direct avec le créateur, Ève n’a pas de compte à rendre et prend le paradis pour un champ expérimental. Elle-même a parfaitement conscience d’être une « expérience » : « J’ai l’impression d’être une expérience. Je me sens vraiment comme une expérience. Personne ne peut se sentir plus expérimental que moi, au point que je suis convaincue d’en être une – d’expérience ; une expérience, rien de plus. Mais, si je suis une expérience, suis-je toute l’expérience ? Non. Je ne crois pas. À mon avis, le reste en fait aussi partie. J’en suis l’essentiel, mais le reste a sa part dans l’affaire. » Loin néanmoins de se sentir entravée par son statut d’« expérience », Ève prend immédiatement son destin en main. Elle se sent immédiatement sujet, au point de se questionner sur le fait de savoir si elle est « toute l’expérience ». La réponse qu’elle apporte est savoureuse : elle en est l’essentiel – voilà donc Adam relégué. Et si « le reste a sa part dans l’affaire », c’est bien Ève qui, en tant que sujet conscient, va s’emparer du monde comme objet.
https://www.ecoledeslettres.fr/fiches-pdf/le-journal-deve-ou-le-triomphe-dune-insoumise/
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