Révision

La plupart des articles (traductions exceptées) ont été révisés au cours de l'automne 2014, d'où certains anachronismes au regard de la date de publication.

mardi 23 décembre 2014

Pour les classiques abrégés

J'aime le classique abrégé

1/ Parce que c'est un livre.

Les professeurs sont d'éternels inquiets : il s'inquiètent de savoir comment faire aimer leur matière de prédilection à leurs élèves qui, souvent pressés d'en finir avec la corvée littéraire tri ou quadri annuelle, s'empressent de chercher sur internet Le résumé qui leur permettra d'éviter la lecture du pensum. Je pense que plus personne aujourd'hui ne donne à lire les 1662 pages de l'héroïque édition Pocket des Misérables - il n'empêche que sa simple existence titille sûrement le lecteur aguerri qui connaît tout des Misérables sans les avoir jamais lu, d'où sa nécessité.
Non, le professeur a la choix entre la collection d'extraits (Larousse par exemple) et le "classique abrégé" (L'École des loisirs ou Le Livre de Poche). L'immense avantage du classique abrégé c'est qu'il fait oublier la dimension scolaire de l'exercice. L'élève n'a pas un livre avec des pages dont les lignes sont numérotés, des questions qui lui rappellent sa fastidieuse condition de cancre ou son honorable (quoique) position de "bon élève".

2/ Parce que c'est un livre d'auteur

Comparons! Il s'agit de L'Homme qui rit, chapitre 1 du livre III :

La tempête n’était pas moins intense sur terre que sur mer. 
Le même déchaînement farouche s’était fait autour de l’enfant abandonné. Le faible et l’innocent deviennent ce qu’ils peuvent dans la dépense de colère inconsciente que font les forces aveugles ; l’ombre ne discerne pas, et les choses n’ont point les clémences qu’on leur suppose. 
Il y avait sur terre très peu de vent ; le froid avait on ne sait quoi d’immobile. Aucun grêlon. L’épaisseur de la neige tombante était épouvantable. 
Les grêlons frappent, harcèlent, meurtrissent, assourdissent, écrasent ; les flocons sont pires. Le flocon, inexorable et doux, fait son œuvre en silence. Si on le touche, il fond. Il est pur comme l’hypocrite est candide. C’est par des blancheurs lentement superposées que le flocon arrive à l’avalanche et le fourbe au crime. 
L’enfant avait continué d’avancer dans le brouillard. Le brouillard est un obstacle mou; de là des périls; il cède et persiste; le brouillard, comme la neige, est plein de trahison. L’enfant, étrange lutteur au milieu de tous ces risques, avait réussi à atteindre le bas de la descente, et s’était engagé dans le Chess-Hill. Il était, sans le savoir, sur un isthme, ayant des deux côtés l’océan, et ne pouvant faire fausse route, dans cette brume, dans cette neige et dans cette nuit, sans tomber, à droite dans l’eau profonde du golfe, à gauche dans la vague violente de la haute mer. Il marchait, ignorant, entre deux abîmes.

La version abrégée par Boris Moissard pour l'école des loisirs:
La tempête n’était pas moins intense sur terre que sur mer. Le même déchaînement farouche s’était fait autour de l’enfant abandonné. 
L’enfant, étrange lutteur au milieu de tous ces risques, avait réussi à atteindre le bas de la descente, et s’était engagé dans le Chess-Hill. Il était, sans le savoir, sur un isthme, ayant des deux côtés l’océan, Il marchait, ignorant, entre deux abîmes.

On ne niera pas : Victor Hugo ne sort pas enrichit de l'épreuve. Mais sa phrase demeure, l'image résiste, le pathétique se maintient. Les 830 pages de ce fabuleux roman sont inaccessibles à l'élève moyen de quatrième, la version de Boris Moissard offre au moins l'occasion de tenter le pari, qui de toute façon n'est pas gagné.
Ce qui subsiste c'est la "sensation" de Victor Hugo, quelque chose qui relève de l'esthétique, j'utilise le mot comme l'utilise Jean Cohen dans Structure du langage poétique pour évoquer la "sensation de poésie". Et c'est sur cette "sensation" que je peux m'appuyer pour aborder la notion de "littérarité" au collège.

3/ Parce que je crois en la nécessité de faire lire les classiques ...

mais qu'à l'impossible nul n'est tenu. Obtenir le lecture d'un classique abrégé c'est obtenir une immersion dans la culture. Les classiques, mêmes abrégés, résistent à nos collégiens. Il faut faire l'épreuve de cette résistance et en sortir victorieux.
Nous n'avons pas vocation, nous, professeurs de français à faire aimer la lecture. Voilà pour beaucoup de parents d'élèves un paradoxe.
Non nous avons pour mission de d'initier au monde de la littérature, il se peut que les habitudes de lectures qu'aura développées le lecteur compulsif de sagas d'heroïc fantasy l'aident un peu à entrer dans l'Odyssée ou dans Jules Verne. Mais cette lecture, là, lecture plaisir, lecture de l'oubli ne nous aide finalement que très peu puisque précisément le texte littéraire est un texte qui nous tient en éveil.
Et comme une règle de grammaire anglaise, un théorème de géométrie ou une déclinaison latine, l'appropriation d'une oeuvre littéraire demande un effort.
La littérature jeunesse a toute sa place au collège, elle ouvre des pistes, introduit des thématiques et des formes littéraires. Elle peut se faire seule. Dans ce monument qu'est l'Homme qui rit, l'élève a besoin d'un guide.

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