Révision

La plupart des articles (traductions exceptées) ont été révisés au cours de l'automne 2014, d'où certains anachronismes au regard de la date de publication.

lundi 6 août 2018

1947. L’année où tout a commencé d’Elisabeth Asbrink


Quel étrange objet littéraire que ce 1947 d’Elisabeth Asbrink, journaliste suédoise primée pour ses reportages, déjà auteure d’un livre d’enquêtes publié en 2011 – et qui avait fait sensation ‑  sur les destins parallèles d’Otto Ullman, jeune juif réfugié en Suède pendant la seconde guerre mondiale, et Ingvar Kamprad, fondateur d’Ikea et partisan de la cause nazie !
Avec 1947, la journaliste se livre à l’exercice de la chronique et montre pourquoi l’on peut considérer l’année 1947 comme un creuset d’où sortirons les fractures, les inclinations idéologiques et même certains partis-pris esthétiques de notre monde moderne. Le titre est un hommage au 1984 d’Orwell dont la rédaction constitue d’ailleurs l’un des thèmes du livre d’Elisabeth Asbrink.
On sait qu’Orwell avait donné le titre de 1984 à son roman de manière à créer un effet miroir en regard de l’année de publication, il créait ainsi une mise en perspective signifiante, suggérant que le présent contenait en germe le futur effroyable dont il esquissait la trame. Elizabeth Asbrink fait l’inverse, elle cherche dans cette année 1947, l’« année où tout a commencé », les racines de notre présent tourmenté.
L’épigraphe de Faulkner qui clôture le livre (« Le passé n’est jamais mort. Il n’est même pas passé. ») et la méditation finale de l’auteure expliquent la démarche mise en œuvre dans l’ouvrage. Il s’agit de juxtaposer le récit d’événements, apparemment sans liens les uns avec les autres, autour d’un chapitre central intitulé « Les jours, la mort ».
Dans ce chapitre, la journaliste évoque les destins brisés de ses grands-parents, juifs austro hongrois et de son père, enfant balloté qui devra, à l’issue de la guerre choisir entre l’exil vers l’état sioniste naissant et le retour auprès de celle qui, en ces temps troublés de l’occupation nazie, lui avait sauvé la vie par trois fois, sa mère.
1947, sur les décombres d’un monde anéanti par la guerre et la fureur des idéologies qui s’affrontent, naît une monde nouveau qui peine à tirer les leçons de son histoire. Le mot génocide est utilisé pour la première fois dans un tribunal, le procès de Nuremberg met au premier plan la folie nazie mais, dans le même temps, des filières clandestines s’organisent, qui permettent aux criminels nazis d’émigrer en toute impunité vers l’Amérique de Sud ou de mettre leurs compétences au service de la CIA nouvellement créée.
Au Moyen Orient les Anglais, se défont du contrôle qu’ils exerçaient sur la Palestine mais contribuent par leur maladresse à faire de l‘Exodus – ce paquebot sur lequel s’étaient entassés des milliers de réfugiés juifs ou de rescapés des camps de la mort – le symbole de la nécessité sioniste. La même année, Hassan al-Banna fonde en Egypte la société des frères musulmans. De la culpabilité occidentale qui n’a pas su empêcher la shoah nait le futur état d’Israël et de façon concomitante les extrémismes musulmans qui vont empoisonner le XXIème siècle naissant.
Parallèlement à la grande histoire la journaliste dresse le portrait d’un certain nombre de figures emblématiques de l’année 1947. Eric Blair (Orwell) s’exile sur l’île de Jura pour écrire son chef d’œuvre. L’« homme en ciré entouré de solitude » est atteint par la tuberculose et il ne lui reste que trois ans à vivre. Simone de Beauvoir rencontre l’amour de sa vie, Nelson Algren, à New York mais renonce à lui, poursuivie par la nécessité de son œuvre, c’est l’année où elle entame l’écriture du deuxième sexe. Primo Levi peine à trouver un éditeur pour ses souvenirs qui n’ont pas encore reçu le titre de Si c’est un homme. Thelonius Monk invente le be bop sans le savoir, tout en se faisant déposséder de son œuvre.
Aucune de ces figures artistiques n’est absolument exempte de pathétique, le tragique de l’époque semble enserrer toutes ces destinées individuelles de son étau funeste.
Notre monde se met en place, la liberté des femmes, le refus du totalitarisme, l’expérimentation musicale… Ce n’est pas l’univers de 1984 où l’on falsifie l‘histoire pour uniformiser la pensée mais 2018 où la complexité et les inégalités de toutes sortes ont triomphé. Le monde a certes fait des progrès et, en conclusion à son évocation du procès de Nuremberg et au code juridique international qui en a résulté, Elisabeth Asbrink peut écrire « Le moralité déclare la guerre à l’immoralité. Le monde serait-il un rien devenu meilleur ce jour là ? »
Mais son livre montre aussi que le ventre « toujours fécond » de la « bête immonde » se nourrit du travail clandestin des Per Engdhal ou Oswald Mosley dirigeants fascistes suédois et britanniques et que le fondamentalisme musulman s’alimente des injustices faites aux Palestiniens.
Construit comme un puzzle, 1947 est une puissante méditation sur l’histoire, ses effets, sur les individus qu’elle emporte. « Le temps est asymétrique, constate Elisabeth Asbrink, il évolue de l’ordre vers le désordre. » En ce sens, la seule manière de stopper le temps serait donc de faire comme Big Brother, d’imposer une réécriture de l’histoire. Mais, dans notre monde où l’individu n’est pas encore contrôlé, il lui reste précisément la possibilité d’interroger, l’histoire, cette absurdité faite de guerres, de massacres, et de violence. Elle est parfois trouée de mince progrès, on l’a vu, elle est aussi le lot des individus qui, plus que d’un devoir de mémoire, sont chargés d’une nostalgie, cette conscience douloureuse de l’irréversible. « La douleur est transmise en héritage, conclut la romancière, en un flot constant qui même de l’ordre au désordre. C’est ici que sont les souvenirs, je les vois dans l’obscurité, dans cette pluie. Ils sont ma famille, ma lumière. »

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