Quel étrange objet
littéraire que ce 1947 d’Elisabeth
Asbrink, journaliste suédoise primée pour ses reportages, déjà auteure d’un
livre d’enquêtes publié en 2011 – et qui avait fait sensation ‑ sur les destins parallèles d’Otto Ullman,
jeune juif réfugié en Suède pendant la seconde guerre mondiale, et Ingvar
Kamprad, fondateur d’Ikea et partisan de la cause nazie !
Avec 1947, la journaliste se livre à l’exercice de la chronique et
montre pourquoi l’on peut considérer l’année 1947 comme un creuset d’où
sortirons les fractures, les inclinations idéologiques et même certains
partis-pris esthétiques de notre monde moderne. Le titre est un hommage au 1984 d’Orwell dont la rédaction constitue
d’ailleurs l’un des thèmes du livre d’Elisabeth Asbrink.
On sait qu’Orwell avait
donné le titre de 1984 à son roman de
manière à créer un effet miroir en regard de l’année de publication, il créait
ainsi une mise en perspective signifiante, suggérant que le présent contenait
en germe le futur effroyable dont il esquissait la trame. Elizabeth Asbrink
fait l’inverse, elle cherche dans cette année 1947, l’« année où tout a
commencé », les racines de notre présent tourmenté.
L’épigraphe de Faulkner
qui clôture le livre (« Le passé
n’est jamais mort. Il n’est même pas passé. ») et la méditation finale
de l’auteure expliquent la démarche mise en œuvre dans l’ouvrage. Il s’agit de juxtaposer
le récit d’événements, apparemment sans liens les uns avec les autres, autour
d’un chapitre central intitulé « Les jours, la mort ».
Dans ce chapitre, la
journaliste évoque les destins brisés de ses grands-parents, juifs austro
hongrois et de son père, enfant balloté qui devra, à l’issue de la guerre
choisir entre l’exil vers l’état sioniste naissant et le retour auprès de celle
qui, en ces temps troublés de l’occupation nazie, lui avait sauvé la vie par
trois fois, sa mère.
1947, sur les décombres
d’un monde anéanti par la guerre et la fureur des idéologies qui s’affrontent,
naît une monde nouveau qui peine à tirer les leçons de son histoire. Le mot
génocide est utilisé pour la première fois dans un tribunal, le procès de
Nuremberg met au premier plan la folie nazie mais, dans le même temps, des
filières clandestines s’organisent, qui permettent aux criminels nazis
d’émigrer en toute impunité vers l’Amérique de Sud ou de mettre leurs
compétences au service de la CIA nouvellement créée.
Au Moyen Orient les
Anglais, se défont du contrôle qu’ils exerçaient sur la Palestine mais contribuent
par leur maladresse à faire de l‘Exodus
– ce paquebot sur lequel s’étaient entassés des milliers de réfugiés juifs ou
de rescapés des camps de la mort – le symbole de la nécessité sioniste. La même
année, Hassan al-Banna fonde en Egypte la société des frères musulmans. De la
culpabilité occidentale qui n’a pas su empêcher la shoah nait le futur état
d’Israël et de façon concomitante les extrémismes musulmans qui vont
empoisonner le XXIème siècle naissant.
Parallèlement à la grande
histoire la journaliste dresse le portrait d’un certain nombre de figures
emblématiques de l’année 1947. Eric Blair (Orwell) s’exile sur l’île de Jura
pour écrire son chef d’œuvre. L’« homme en ciré entouré de solitude »
est atteint par la tuberculose et il ne lui reste que trois ans à vivre. Simone
de Beauvoir rencontre l’amour de sa vie, Nelson Algren, à New York mais renonce
à lui, poursuivie par la nécessité de son œuvre, c’est l’année où elle entame
l’écriture du deuxième sexe. Primo
Levi peine à trouver un éditeur pour ses souvenirs qui n’ont pas encore reçu le
titre de Si c’est un homme. Thelonius
Monk invente le be bop sans le savoir, tout en se faisant déposséder de son œuvre.
Aucune de ces figures
artistiques n’est absolument exempte de pathétique, le tragique de l’époque
semble enserrer toutes ces destinées individuelles de son étau funeste.
Notre monde se met en
place, la liberté des femmes, le refus du totalitarisme, l’expérimentation
musicale… Ce n’est pas l’univers de 1984
où l’on falsifie l‘histoire pour uniformiser la pensée mais 2018 où la
complexité et les inégalités de toutes sortes ont triomphé. Le monde a certes
fait des progrès et, en conclusion à son évocation du procès de Nuremberg et au
code juridique international qui en a résulté, Elisabeth Asbrink peut écrire
« Le moralité déclare la guerre à l’immoralité. Le monde serait-il un rien
devenu meilleur ce jour là ? »
Mais son livre montre
aussi que le ventre « toujours fécond » de la « bête
immonde » se nourrit du travail clandestin des Per Engdhal ou Oswald
Mosley dirigeants fascistes suédois et britanniques et que le fondamentalisme
musulman s’alimente des injustices faites aux Palestiniens.
Construit comme un
puzzle, 1947 est une puissante
méditation sur l’histoire, ses effets, sur les individus qu’elle emporte.
« Le temps est asymétrique, constate Elisabeth Asbrink, il évolue de
l’ordre vers le désordre. » En ce sens, la seule manière de stopper le
temps serait donc de faire comme Big Brother, d’imposer une réécriture de
l’histoire. Mais, dans notre monde où l’individu n’est pas encore contrôlé, il
lui reste précisément la possibilité d’interroger, l’histoire, cette absurdité
faite de guerres, de massacres, et de violence. Elle est parfois trouée de
mince progrès, on l’a vu, elle est aussi le lot des individus qui, plus que
d’un devoir de mémoire, sont chargés d’une nostalgie, cette conscience
douloureuse de l’irréversible. « La douleur est transmise en héritage,
conclut la romancière, en un flot constant qui même de l’ordre au désordre.
C’est ici que sont les souvenirs, je les vois dans l’obscurité, dans cette pluie.
Ils sont ma famille, ma lumière. »
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