Introuvable depuis quelques années, la version de Jane Eyre réalisée par Robert Stevenson et diffusée en 1944 vient d’être rééditée chez Rimini éditions. Est-ce la fortune récente des romans brontëens au cinéma qui a motivé à cette reprise ? On ne peut en tout cas que se réjouir de cette réédition car le film, même s’il n’est pas un modèle de fidélité à la trame romanesque de Charlotte Brontë, repose sur une distribution exceptionnelle et constitue l’une des « perles du cinéma de Stevenson, cinéaste [pourtant] banal » si l’on en croit Raymond Bellour dans l’un des suppléments adjoints au film sur le dvd.
Contrairement aux versions plus récentes de Zeffirelli ou Fukunaga, Stevenson raccourcit singulièrement l’épisode de l’enfance et élide complètement la dernière partie du roman où Jane, recueillie par Saint-John et ses sœurs se reconstruit une existence indépendante, prouvant par là, qu’une femme, comme un homme, peut s’assumer seule et choisir sa destinée. L’épisode participe du message féministe de l’œuvre et l’on peut regretter sa disparition, d’autant plus qu’il vient faire contrepoint à la situation initiale.
Rappelons qu’au début du roman de Charlotte Brontë, Jane est confrontée à son cousin (John Reed) et à ses deux sœurs et que l’épisode dont nous parlons, situé peu avant le dénouement, met aussi Jane en présence d’un cousin (Saint-John) et de deux cousines. Ces triades de cousins sont évidemment une expression fantasmée de la fratrie Brontë et leur récurrence manifeste la littérarité de l’œuvre. Structure récurrente, elles sont évidemment une transposition fantasmée de la famille Brontë.
Elizabeth Taylor et Peggy Ann Garner |
Anne Marie Baron dans l’un des suppléments nous explique que si l’épisode de l’enfance a été réduit, c’est pour amener plus vite les rôles vedettes, Joan Fontaine et Orson Welles. Et pourtant, malgré sa brièveté, l’épisode de l’enfance est rapporté avec une force inégalée qui tient d’abord au choix des actrices. Elizabeth Taylor, l’« enfant au regard d’adulte », ‑ d’après les réalisateurs de l’époque ‑ prête ses traits au personnage d’Helen Burns. Par son exceptionnelle présence et sa maturité précoce, elle incarne littéralement ce personnage trop sage au destin tragique qui permettait à Charlotte Brontë de fustiger les excès d’une certaine religiosité.
Peggy Ann Garner demeure sans doute la plus convaincante des interprètes du personnage de Jane enfant, son physique gracile et candide manifeste la fragilité du personnage, mais la justesse de son jeu dans les scènes où elle est confrontée à des adultes et les éclairs de son regard qui traduisent une colère contenue annoncent le potentiel de révolte du personnage dans la suite du récit. Peggy Ann Garner devait obtenir deux ans plus tard l’oscar du meilleur espoir féminin pour son interprétation dans le Lys de Brooklyn d’Ellia Kazan.
Joan Fontaine est, en 1944, une immense vedette, elle a tourné avec les plus grands (Griffith, Cukor, Hitchcock). Malgré le mépris qu’affichera Welles à son égard ‑ Anne-Marie Baron nous rapporte ces propos peu élogieux du maître : « elle n’a au fond que deux expressions » ‑ la comédienne livre du personnage une interprétation tout en nuances. Et si elle semble, dans certaines scènes, littéralement écrasée par Orson Welles, c’est que le film traduit, comme le souligne Anne-Marie Baron l’étrange complexité des rapports de domination.
Orson Welles quant à lui, prête son aura au personnage de Rochester.
Son arrivée et la rencontre qui s’en suit son filmées de manière magistrale. Le personnage surgit dans un décor de brume nocturne et son cheval se cabre menaçant de piétiner Jane et provoquant la chute de son maître. Même si l’épisode est détournée de sa signification, ‑ dans le roman la chute est un moment prémonitoire qui annonce la déchéance future du héros c’est aussi un moyen pour Charlotte Brontë de jouer avec les stéréotypes de la rencontre ‑ il permet d’emblée à Orson Welles d’affirmer son autorité naturelle et de moduler cette thématique de la domination qui parcoure effectivement toute l’œuvre.
Le rapport quasi masochiste que Jane entretient avec Rochester, transparait dans la dernière réplique de la scène « Donnez-moi mon fouet ! » ordonne un Rochester intraitable et Jane de s’exécuter aussitôt.
La scène du mariage manqué, Orson Welles et Joan Fontaine. |
Orson Welles joue certes un Rochester plutôt convaincant, aller jusqu’à dire qu’il en fait un « personnage shakespearien » (A.-M. Baron) est peut-être un peu excessif. Rochester n’est finalement, dans le roman de Charlotte Brontë, que la vision fantasmée de l’homme que pouvait avoir une jeune femme soumise aux intransigeances de l’éducation victorienne. Il est plus une caricature d’homme qu’un personnage en tout point crédible. Est-ce cet aspect caricatural qu’aurait saisi Orson Welles ? Il y a, quoiqu’il en soit, de l’excès dans son jeu, les gestes emphatiques et les roulements d’yeux frisent l’outrance mais l’indéniable prestance du comédien et la force de son regard conviennent à merveille à l’aspect dominateur du personnage.
Cette version de 1944 vaut donc par ses interprètes mais elle n’est pas exemptes de qualités plastiques, Raymond Bellour dans les suppléments souligne l’exceptionnelle qualité de l’éclairage et on ne peut que souscrire à ce jugement. Le film, en noir et blanc repose sur une photographie soignée qui joue avec maestria de la lumière pour restituer l’inquiétante atmosphère gothique du roman.
C’est d’ailleurs, si l’on compare avec les versions ultérieures de Zeffirelli (1996) et Fukunaga (2011), celui qui redonne avec le plus d’efficacité cette dimension essentielle du roman : cimetière, lande brumeuse, pensionnat lugubre, château médiéval : les décors sont travaillés par une esthétique expressionniste du contraste qui joue sur l’ombre et la lumière et rend avec force l’atmosphère fantastique propre au registre gothique.
L’influence d’Orson Welles a-t-elle joué sur les choix du réalisateur ? On retrouve, comme le note Anne Marie Baron, certaines techniques chères à l’auteur de Citizen Kane et du Procès, les plans séquences ou le jeu sur la profondeur de champ. La première scène où l’on voit arriver Helen burnes place Jane seule au milieu d’une vaste salle, découpée par les ombres inquiétantes des piliers. À l’arrière plan, descendant d’un escalier compliqué, arrive Helen, filmée comme une sorte de petit lutin et qui brise l’effroyable solitude de l’héroïne. La scène du mariage manquée joue également avec la perspective d’une façon remarquable. Les héros pris dans une aura lumineuse sont à l’arrière plan enserré dans un couloir sombre fait de piliers gothiques. Le travelling avant qui s’ensuit traduit le point de vue de Mason qui va empêcher le mariage.
On retrouve derrière l’aspect spectaculaire de ces scènes la manière d’Orson Welles, mais rien ne dit qu’il intervint directement dans la mise en scène.
Si le film n’est pas la plus fidèle des adaptations – on peut préférer l’interprétation de Charlotte Gainsbourg dans le film de Zeffirelli ou le scénario de Fukunaga – il constitue l’une des premières adaptations parlantes honorables du roman. Il coupe certes dans la trame de l’intrigue mais il sait restituer l’ambiance gothique et se réfère de façon explicite à l’œuvre de Charlotte Brontë. Anne-Marie Baron montre comment Robert Stevenson a su littéralement mettre en scène l’écriture, « la page de roman ». En effet, à certains moments clés de l’intrigue, un passage du roman est filmé en même temps que lu par Joan Fontaine. Ce sont les passages de transition qui sont ainsi mis en évidence, transitions d’autant plus nécessaires que le scénario a procédé a d’importantes coupes dans la trame du roman.
Un cinéma expressionniste. |
Le film se met ainsi en perspective et rappelle le texte fondateur (l’hypotexte) et rendant hommage à la dimension littéraire de l’intrigue.
Outre le film et sa version française, le dvd contient :
« Dans l’ombre d’Orson Welles » (7’37) : intervention d’Anne-Marie Baron qui montre l’influence d’Orson Welles sur la réalisation du film; « Jane Eyre et la littérature féminine anglo-saxonne » (9’) : mini conférence de Claire Bazin, à qui l’on doit une excellente étude du roman de Charlotte Brontë, Jane Eyre, le Pèlerin moderne, éditions du Temps ainsi qu’une étude sur La Vision du mal chez les sœurs Brontë aux Presses universitaires du Mirail; « Jane Eyre sur grand écran » (8’) : Propos croisés d’Anne-Marie Baron et Raymond Bellour (spécialiste du cinéma).
Article publié dans », L’École des lettres, n°1, 2014-2015 (site).