Il n’est pas toujours évident de dessiner la frontière entre littérature pour la jeunesse et littérature tout court. Retrouver le petit frère, le dernier roman de Gisèle Bienne, paru dans la collection « Medium » de l’école des loisirs fait partie de ces textes qu’on ne s’étonnerait pas de retrouver dans une collection pour adulte, preuve s’il en est, que la jeunesse a mûri ou que les adultes s’accrochent à leurs jeunesses.
Si la narratrice est une
adolescente, ce qui correspond aux critères habituellement électifs du roman
pour la jeunesse, le thème du récit est particulièrement éprouvant puisqu’il
s’agit, comme le laisse justement supposer le titre, de la disparition d’un
enfant et de ses répercussions sur la famille qui doit subir cette épreuve.
Jolie trouvaille d’ailleurs que ce titre sous forme d’infinitif qu’on peut lire
comme une injonction, une nécessité pour tous, ou comme le programme destiné à
diriger une existence.
Un enlèvement et ses répercutions
Alors que Sophie et Emma
promenaient leur petit frère en poussette, elles ont commis l’imprudence de le
laisser seul quelques minutes pour aller observer les canards près d’un étang.
À leur retour, Odilon a disparu. Malgré les recherches de la police, l’aide des
voisins, au cours d’une « grande nuit folle », après des jours de
recherche infructueuses, il faut bien se rendre à l’évidence : le petit frère
a très probablement été enlevé !
Les événements de cette
terrible soirée, Emma ne va cesser de les revivre, sous l’injonction de
gendarmes un peu maladroit d’abord et puis, mue ensuite par le devoir de ne pas
oublier : oui, elles ont été doublées par une voiture décapotable, oui la
voiture est repassée dans l’autre sens, non, elles n’ont pas relevé les numéros
sur la plaque d’immatriculation.
Comment vivre désormais
avec la culpabilité qui ne peut manquer de les étreindre ? Comment une
famille unie peut-elle continuer à vivre avec ce manque indicible et ces questions ?
Les parents d’Emma et Sophie sont des gens équilibrés, il n’y aura pas de
reproches, pas de question mais le silence. Un silence oppressant qui ne se
veut ni accusateur, ni ostracisant, c’est le silence de la douleur. Une douleur
si grande qu’elle ne peut qu’être muette.
Sophie ne mange plus que
du sucre, Emma succombe à d’irrépressibles assauts de sommeil qui la surprennent
partout, en tout lieu. La famille craque, les deux sœurs s’accusent
mutuellement, Emma fugue brièvement et revient. Quand ce ne sont pas les
gendarmes qui semblent la soupçonner, elle est accusée par sa « meilleure »
amie qui la harcèle pour lui dérober ce qu’elle croit être un secret.
Comment ne pas succomber
au sommeil ?
Résolution et synchronicité
Un médecin à l’humour
décapant, une sorte de bouffon ou fou du roi Shakespearien va lui redonner
espoir :
« Sans réfléchir une seconde, je lui demande
où se trouve Odilon.
- Dans le soleil, il me répond, pas du tout étonné
par la question. […]
- Il va bien ?
- Il va assez bien mais il irait mieux, si toi, tu
allais bien… »
Cette consultation fait
germer un espoir qui ne quittera plus l’adolescente.
Les mois vont passer, les
années. Emma supporte les vacances chez ces grands-parents, le regard toujours
soupçonneux de son amie. Mais une résolution s’est ancrée en elle : ce
petit frère, elle ne l’oubliera pas – elle continue de lui écrire, lui donne
rendez-vous au grenier ‑ mais surtout,
elle le retrouvera.
La où les recherches
rationnelles, méthodiques, la logique ont échoué, le goût pour la littérature,
l’intuition, les conseils d’un médecin décalé mais porteur d’espoir peuvent-ils
réussir ?
C’est tout naturellement
qu’Emma, la Recherche du temps perdu
et son bac L en poche va effectuer son premier job d’été à Menton, dans le sud.
Grâce à son intuition, grâce à sa volonté de ne rien céder, grâce à Andersen,
un miracle se produira.
Le roman de Gisèle Bienne
est un roman fort dont l’écriture simple recèle des trésors d’émotions. C’est
aussi un roman optimiste, s’il fallait expliquer un dénouement qu’on peut
trouver étrangement heureux, qui, aux yeux de certains, fera peut-être un peu
trop appel au hasard, nous répondrons que Gisèle Bienne offre là une magnifique
illustration du concept de synchronicité, élaboré par Jung après sa rupture
avec Freud.
Si Emma parvient à
atteindre son but, c’est parce qu’elle a su faire confiance à la vie, accepter
sa part d’ombre, accepter aussi cette part d’irrationnel qui vient parfois
griffer l’existence pour nous donner l’impression de sortir d’un mauvais rêve
ou nous redonner l’espoir et qui autorise à prendre un nouveau départ. Emma a
su déchiffrer ses messages que la vie adresse parfois à l’inconscient, et
Gisèle Bienne donne à son roman une épaisseur qu’on souhaiterait trouver dans
tous les romans de littérature dite pour la jeunesse.
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