Une romancière lucide
Le style étincelant et incisif d’Edith Wharton se voit
rendre justice avec cette nouvelle traduction d’Ethan Frome due à Julie
Wolkenstein. La romancière américaine que l’on associe volontiers à
l’exploration des subtiles intrigues psychologiques qui agitent la haute
société new yorkaise est aussi l’auteure de romans bruts, rustiques à la
sensualité énigmatique et douloureuse, l’on songe à Ethan Frome bien sûr mais aussi à Eté, autre chef d’œuvre méconnu.
Il faut lire l’introduction d’Edith Wharton pour comprendre
à quel point la romancière se révèle lucide sur son art, consciente de ses
effets. Rien d’étonnant à cela, rappelons que les éditions Vivianne Hamy ont
publié il y a quelques années les réflexions de notre auteure sur l’art de la
fiction, recueil d’analyses passionnantes qui
témoignent de l’admiration de cette francophile inconditionnelle pour
Balzac, Stendhal et Flaubert.
Une narration méditée
Reconnaissant que « Chaque sujet contient implicitement
une forme et des dimensions qui lui sont propres », Edith Wharton divulgue
la manière dont elle a résolu les problèmes que lui posait la mise en place d’un
relais narratif : « il fallait que je trouve un moyen de porter ma
tragédie à la connaissance de mon
narrateur. » C’est dans La grande Bretèche de Balzac qu’elle
finira par trouver la solution.
L’étrangeté du récit tient effectivement grandement à cet
agencement technique qui consiste à plonger un étranger au sein d’une
collectivité rurale repliée sur elle-même et avare des secrets qui la
torturent. Il y a quelque chose des Hauts
de Hurlevent dans le huis clos tragique qui se met peu à peu en place sous
les yeux du narrateur.
Comme le Lockwood d’Emily Brontë dans les contrées arides du
Yorkshire, le narrateur d’Edith Wharton se révèle totalement inadapté aux
rudesses du climat de la Nouvelle Angleterre. Chargé par son employeur d’une
mission à la centrale électrique de Corbury, il remarque un homme étrange qui
malgré la claudication dont il est affligé lui semble « à la fois détaché et imposant ».
Tout ce qu’il parvient à savoir de cet inconnu c’est qu’il se nomme Ethan Frome
et qu’il a été victime plus de vingt cinq ans auparavant d’une mystérieuse
collision.
Dans ces montagnes encombrées
de neige Ethan Frome devient le conducteur de notre ingénieur narrateur et les
conditions climatiques se font tellement mauvaises qu’ils doivent se réfugier
un soir chez Ethan dans une maison en bois symboliquement rétrécie.
« C’est cette nuit là nous confie le narrateur que j’ai découvert la clé d’Ethan
Frome. »
La pesanteur du réel
Marié très jeune à une femme hypocondriaque et plus âgée que
lui, Ethan a connu des jours meilleurs, grâce à son travail acharné il a pu
restaurer la scierie paternelle, s’assurer l’estime de tous dans ces contrées ombrageuses
ou la survie tient déjà du prodige. Jusqu’au jour où sa femme Zeena, fait venir
à la maison sa jeune et jolie cousine Mattie. L’histoire d’amour ne naît pas
tout de suite, elle ne s’impose véritablement qu’au moment du dénouement,
tragédie absolue qui révélera les personnages à eux-mêmes.
Mais contrairement à l’univers d’Emily Brontë qui s’ouvre
sur un au-delà ‑ torturé certes ‑, celui d’Edith Wharton n’offre nulle
transcendance, le personnage sont rattrapés par la réalité qui les contraint
« comme un geôlier menottant un coupable. » Tous les grands thèmes d’Edith
Wharton, se retrouvent dans ce court roman : les contradictions entre
aspirations individuelles et convenances, les incertitudes du moi et les faux
semblants des sentiments et ressentiments. Ethan
Frome est un condensé de l’art de
cette romancière hors pair que fut Edith Wharton et la traduction de Julie
Wolkenstein lui restitue sa vigueur primitive et désespérée.
Edith Wharton, Ethan
Frome, trad. de Julie Wolkenstein, P.O.L., 2014.
Edith Wharton, Les Règles
de la fiction, Viviane Hamy, 2006.
Emily Brontë, Les
Hauts de Hurlevent, L’école des loisirs, 2011.
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