Le biographe et son sujet
Pourquoi diable s’intéresser
à un auteur de best-sellers des années cinquante ? Manderley for ever, le dernier ouvrage de Tatiana de Rosnay, est en
effet une biographie documentée de Daphné du Maurier, l’auteur de Rebecca et de L’Auberge
de la Jamaïque. Les lecteurs de la romancière britannique auront reconnu
dans le titre la référence à la demeure mystérieuse qui sert de décor aux
aventures de la pauvre Mme de Winter dans Rebecca.
Pour Tatiana de Rosnay,
le choix de sujet s’est imposé naturellement, fruit d’une vielle passion pour
les œuvres de la romancière découverte dans sa jeunesse. Mais le sujet dont
s’empare un biographe n’est-il pas toujours, au fond, un reflet de
lui-même ? Tatiana de Rosnay, Daphné du Maurier. Toutes les deux ont des
origines anglaise et française, toutes les deux sont l’auteur d’un livre qui
tend à occulter les autres, toutes les deux ont vu leurs œuvres adaptées au
cinéma, toutes les deux ont un pouvoir de séduction qu’une discrétion maladive
rend peut être encore plus touchant, toutes les deux se sont faites biographes,
et la première doit partiellement à la seconde sa vocation littéraire.
On peut toutefois se
demander s’il y a encore aujourd’hui un intérêt à lire Daphné du Maurier et,
par conséquent à s’intéresser à la biographie de cette enfant gâtée dont on a
longtemps pensé qu’elle était complètement passée à côté de son siècle ?
Une romancière sous estimée
À la première question,
je répondrai « oui ! ». À l’occasion d’un projet inter
disciplinaire, je me suis retrouvé, il y a peu, en train de travailler sur L’Auberge de la Jamaïque. Et là, je dois
confesser ma surprise, j’ai tout de suite été frappé par l’envergure de ce
texte dont le propos et la tonalité dépassent les cadres étroits du roman
sentimental ou du roman d’aventures, genres dans lesquels on a voulu enfermer
l’œuvre de la romancière.
Daphné du Maurier, c’est
une écriture. Une écriture efficace puisque même des élèves de quatrième
parviennent au bout de ce qu’aujourd’hui on considère comme un
« pavé » et qu’ils réussissent aussi à digérer ces longueurs que sont
les descriptions dont on faisait encore usage dans l’écriture populaire des
années quarante. C’est d’ailleurs l’angle que j’avais chois, pour aborder le
roman : la description.
Et c’est précisément
l’étude de la description qui m’a fait comprendre la dimension littéraire de
l’œuvre. Chez Daphné du Maurier, comme dans tous les grands romans, la description
crée non seulement une atmosphère mais joue aussi un rôle symbolique et
structurant qui renforce la cohésion de l’œuvre. L’Auberge de la Jamaïque fait au fond s’affronter deux morales, la
morale chrétienne de laquelle se réclame, au moins dans sa dimension humaniste,
l’héroïne Marie Yellan et un morale païenne, nietzschéenne incarnée par les
méchants de l’histoire. Le lecteur qui voudra s’attarder sur les descriptions
de Daphné du Maurier, pas trop malmenées d’ailleurs dans la traduction de Léo
Lack (1) comprendra comment ce conflit primitif irrigue toute l’œuvre avec une
force décuplée par l’art de la narration.
La traduction récente de Rebecca (2) rendra sans doute aussi
justice à cet autre chef d’œuvre de Daphné du Maurier qui a fondé sa notoriété.
Tatiana de Rosnay montre à quel point cette traduction en français fut une
trahison. « Traduction par Denise
Van Mopès. J’avais tout de suite remarqué des coupes dans la version française,
elles étaient bien trop importantes pour qu’on ne les voie pas, surtout si on
connaît bien le texte d’origine. En tout une quarantaine de pages ont sauté.
[…] La traduction française occupe
toujours mon esprit, Daphné lisait parfaitement notre langue. A-t-elle comparé
cette édition avec son texte original, constaté à quel point ses descriptions
avaient été tronquées ? »
L’écriture biographique
Tatiana de Rosnay
n’hésite pas à s’introduire en tant que biographe dans son texte, le livre est
structuré en cinq grandes parties qui correspondent en gros aux demeures qu’a
habitées Daphné du Maurier, la maison jouant dans son œuvre, son imaginaire et
sa vie un rôle fondamental. En biographe consciencieuse Mme de Rosnay s’est rendue
sur les lieux et nous fait part de ses recherches de ses impressions dans les ouvertures
des cinq parties : le procédé souligne la connivence qui existe entre
l’auteur et son sujet, il brise aussi l’illusion référentielle que la
biographie dite « à l’américaine » a réussi à imposer comme une sorte
de standard du genre et qui, par une sorte de revanche facétieuse, manifeste
l’impérialisme du roman – longtemps le roman a dû se faire passer pour
biographique, la biographie semble désormais devoir endosser l’identité du
roman pour être créditée d’un quelconque succès.
Virginia Woolf (3) qui
s’est interrogé sur l’absence singulière de biographie dans le champ
patrimonial de la littérature pensait que si la « biographie ne compte pas
encore de chef d’œuvre », c’est parce qu’elle est le « plus contraint
des arts ». La biographie de Tatiana de Rosnay n’échappe pas aux
contraintes de la chronologie, ni des choix à établir dans un matériau auquel
elle a, semble-t-il, la première, eu accès – Margaret Foster qui avait, dans
une biographie de 1993, révélé la bisexualité de Daphné du Maurier n’avait pas pu
consulter le journal intime de l’écrivain auquel Tatiana de Rosnay se réfère de
façon constante. Mais son texte constitue malgré tout une réussite un peu comme
la biographie de Branwell Brontë ‑ Le
Monde infernal de Branwell Brontë (4)
‑ par Daphné du Maurier le fut en son temps. L’art du romancier se met au
service des faits. Et si la biographie obtenue n’est sans doute pas le chef
d’œuvre qu’appelait de ses vœux Virginia Woolf, elle se tient à la frontière de
la biographie universitaire sagement étayée de sources référencées et de l’art
du roman qui génère le plaisir de l’histoire, le plaisir de s’abandonner à l’illusion
référentielle.
Une femme moderne
Tatiana de Rosnay dresse
au long de ces 436 pages le portrait d’une femme complexe et torturée. Fille
préférée d’un acteur célèbre, elle a la jeunesse dorée des jeunes aristocrates
de l’entre-deux guerres. Mais cette jeunesse est aussi un carcan de mondanités
qui enferme la jeune femme dans un cercle des relations superficielles très
éloignées de sa nature.
Sa véritable nature,
artiste et contemplative, c’est en Cornouailles qu’elle la trouvera, d’abord au
cœur d’une propriété acquise par ses parents à Fowey, puis dans la maison de
Menabilly la propriété qui lui a inspiré Rebecca.
Tatiana de Rosnay met parfaitement en lumière les liens étranges qui ont
attaché la romancière à cette demeure qu’elle habita plus de vingt-six ans mais
dont elle n’était pas propriétaire. Demeure qui, dans sa vie, aura plus
d’importance même – c’est Daphné du Maurier qui le confesse ‑ que certains de
ses proches. Le sortilège « Manderley » dans Rebecca est bien l’écho d’une attraction intime dont la
psychanalyse et le goût récurrent de la romancière pour la généalogie pourrait
sans doute seuls nous livrer les clés.
La biographie de Tatiana
de Rosnay aura en outre l’intérêt de montrer que Daphné de Maurier est une
femme de son époque, bien éloignée des stéréotypes d’épouse modèle et de mère
de famille accomplie qu’elle a cherché à mettre en scène par le biais de la
presse. Son union au beau général Browning fut loin d’être un conte de fée et
si elle dissimula ses penchants homosexuels, elle ne refoula jamais totalement.
Elle fut en premier lieu une femme libre qui sut se préserver et placer, au-dessus de tout,
son activité créatrice.
Son œuvre porte la marque
de ces ambivalences, ses chefs d’œuvre (L’Auberge
de la Jamaïque, Rebecca, Ma cousine Rachel, Le Bouc émissaire) – la
biographe montre d’ailleurs qu’ils furent tous écrits dans une sorte d’état
second – sont des romans vénéneux qui interrogent la dualité humaine et les
conflits issus de l’inconscient et qui mettent littéralement en scène la
noirceur de l’âme humaine. Ce n’est pas le moindre des mérites de cette
biographie que de restituer avec une compréhension que seule une romancière
pouvait manifester l’acte créateur, si essentiel dans la vie de Daphné du
Maurier, dans sa fébrilité.
Le travail de Tatiana de
Rosnay nous livre donc la première biographie de madame du Maurier en français
c’est un travail documenté et soigné qui met en lumière la complexité d’une des
figures essentielles de la littérature du XXe siècle. Le livre est bien écrit
et sait éviter les pièges du sensationnalisme – à l’inverse d’un Piers Dudgeon par
exemple – les passages où Tatiana se met en scène dans son travail de
recherche, au prise avec l’incertitude des lieux ou des témoignages, sont
bienvenus, ils montrent combien l’écriture d’une biographie exige à la fois de rigueur,
compréhension et sympathie pour son sujet.
(1) Daphné du Maurier, L’Auberge de la Jamaïque, Le livre de
poche, 2012.
(2) Daphné du Maurier, Rebecca, trad. d’Anouk Neuhoff, Albin
Michel, 2015.
(3) Virginia Woolf,
« L’Art de la biographie », Essais
choisis, folio classique, Gallimard, 2015.
(2) L’ouvrage a été
réédité aux éditions Phébus.
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