Révision

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dimanche 25 juillet 2010

Des quatre filles du docteur March à la légende de Bloddsmoor

Le narrateur s’est trompé, l’auteur aussi…

Préparant un dossier sur les quatre filles du Dr March, j’ai commencé à me documenter sur Louisa M. Alcott. L’un des seuls ouvrages en français consacré à l’illustre créatrice des Quatre filles du docteur pasteur est celui de Pascale Voillev, chargée de cours à l’université de Princeton, un bon petit livre somme toute, dans l’esprit de cette collection, « voix américaines », qui tache de faire le tour d’une vie et d’une œuvre en un peu plus d’une centaine de pages, pari difficile donc.

Comme j’ai l'intention de m’interroger sur ce qui a fait le succès de cette histoire un peu mièvre, en passe cependant de devenir un véritable mythe, je me suis mis à chercher les œuvres littéraires qu’on pourrait aujourd’hui considérer comme des « avatars » des Quatre filles. Mme Voilley signale donc, au début de son ouvrage, Bloodsmoor romance de Joyce Carol Oates, qui serait traduit en français sous le titre Confessions d’un gang de filles. Je me suis donc procuré lesdites confessions, déception : rien, dans cet ouvrage qui puisse rappeler les quatre filles du docteur inexistant.

Partant du titre anglais, il était logique de penser que Bloodsmoor romance avait donné, en français la Légende de Bloodsmoor et de fait, La Légende de Bloodsmoor est bien cet ouvrage qui, avec esprit, dessine le destin de cinq filles qui ne sont pas sans rappeler celles du pasteur.

L’auteur s’est trompée, donc, Bloodsmoor romance a donné en français la Légende de Bloodsmoor, pavé de 500 pages, publié chez stock en 1985 et délaissé depuis. Stock, s’étant lancé dans une entreprise de réédition de son fond littéraire, nous donnera peut-être la bonne surprise de reprendre cette Légende de Bloodsmoor, excellent roman de Joyce Carol Oaates qui manifestement s’est amusée à démonter et démontrer les ruses du « bon sentiment » en littérature.

Ce roman tour à tour dramatique, excentrique, hilarant, émouvant, sérieux sans jamais l’être vraiment, constitue un véritable tour de force littéraire et risque de prendre une sérieuse place au sommet de mon petit panthéon littéraire personnel. J’ai une admiration particulière pour les prouesses narratives, je relis toujours avec plaisir et admiration les romans de Hammett, par exemple parce qu’ils constituent, à ma connaissance, les seul exemples de romans rédigés d’un point de vu objectif – focalisation externe dirait l’aimable jargonnant Genette.

La particularité de cette Légende de Bloodmoor est de mettre en place un narrateur (une narratrice, en l’occurrence) que son étroitesse d’esprit, ses préjugés, sa mauvaise foi rendent immédiatement suspecte. Joyce Carol Oates (ou faudrait-il parler d’un « archinarrateur », instance malicieuse qui avertit le lecteur que, sans cesse le narrateur se trompe) met donc en place un jeu subtil qui conduit son lecteur a systématiquement prendre le contre-pied des jugements de la narratrice en question sur les personnages ou leurs actions, nous sommes donc pris dans un jeu permanent et jouissif de décryptage qui de rebondissement en rebondissement nous conduit vers un dénouement inattendu et immoral aux yeux de la narratrice donc attendu et moral, en ce qui nous concerne.

Situation initiale : la famille Zinn constituée de Prudence, la mère, supposée héritière de la plus riche famille de Bloodsmoor, les Kiddemaster a épousé John Quincy Zinn – auquel la narratrice voue une admiration sans borne - , inventeur raté, enfermé dans un chimérique projet de machine à mouvement perpétuel et qui vit aux crochets de sa belle famille. John Quincy et Constance auront quatre fille, l’énergique et masculine Constance Philippa, la sage Octavia, la coquette Malvinia et la fidèle Samantha. On peut s’amuser à retrouver, derrière ces quatre personnalité, celles de Meg, Jo, Beth et Amy, il y a certainement des échos entre les deux œuvres mais Joyce Carol Oates a voulu ajouter une cinquième fille Deirdre, adoptée par M. Zinn et vilain petit canard de la famille, puisque ne faisant pas partie de l’auguste tribu des Kiddemaster.

La narratrice, vieille fille anonyme, appartenant à la bonne société de Bloodsmoor, chosit de commencer sa relation au moment où, un fait extraordinaire va jeter le trouble et la confusion dans la famille Zinn : alors qu’on s’apprête à marier l’ainée, au cours d’une réception donnée chez les Kiddemaster – la famille Zinn vit dans une modeste maison, située à quelques encablures du « château » des Kiddemaster où demeurent le grand-père et sa sœur Edwina, auteur de traités de morales à succès -, un ballon noir surgi de nulle part descend du ciel et emporte la malheureuse Deirdre sous les yeux horrifiés de ses sœurs.

Sans cesse condamnée par la bonne conscience de la narratrice, Deidre est en fait la véritable héroïne de la Légende de Bloodmoor. Elle deviendra une médium de renommée internationale, on appréciera, entre parenthèses, le travail de documentation auquel a dû se livrer l’auteure pour ressusciter l’engouement médiumnique qui s’empara du monde anglo-saxon dans la fin de dix-neuvième siècle positif. Deirdre, n’hésitant pas à livrer ses talents de médium à la sagacité des scientifiques mettra en déroute la Société de recherche psychique de New York dans un chapitre d’anthologie (le 36) qui interroge sur la dimension idéologique du roman, si tant est qu’on puisse lui en prêter une ! À noter aussi, dans l’ombre de Deirdre, la figure pittoresque de la célèbre madame Blawatski dont Oates nous fait un portrait aussi fidèle semble-t-il à l'original, que saisissant.

Si l’enlèvement de Deirdre constitue, aux yeux de notre narratrice, un événement aussi funeste, c’est qu’il va servir de modèle à toutes les filles Zinn qui tour à tour vont déserter le nid familial, déjouant les projets matrimoniaux de leur mère et contrevenant à tous les préceptes des guides de bonne conduite publiés parleur tante. Constance Philippa s’évanouira, au lendemain de son mariage avec un noble allemand douteux, Malvinia s’enfuira avec un acteur et Samantha avec l’apprenti de son père. Octavia, seule, acceptera le chemin tout tracé et convenu qui attend les jeunes filles de la bonne société dans ce XIXe sicle finissant et ce, pour son plus grand malheur.

Je m’arrêterai un peu sur le cas d’Octavia pour expliquer ce qui fait le caractère absolument réjouissant de cette trouvaille narrative : confier à un narrateur obtus et pétri de préjugés la narration de quatre destins exceptionnels auxquels il ne comprend rien et qu'il ne cesse de fustiger. On verra, à travers celui d’Octavia qui, lui n’a rien d’exceptionnel comment le narrateur s’est trompé.

Illustration : la couverture du livre pour son édition en espagnol qui choisit de représenter l'emblématique ballon ravisseur.

2 commentaires:

SousLesLilas a dit…

Très intéressant billet, merci! Je ne me suis pas encore penchée sur l'oeuvre de Joyce Carol Oates mais ce que vous en dîtes me rend encore plus curieuse!

Anonyme a dit…

Aarghh comme dirait ce pauvre Lucius Rumford en mauvaise posture finale, je viens de terminer pour toujours et oui rien ne sera plus comme avant quand j'avais encore 500 pages, puis 400 puis 10 puis pffft toutes volatilisées et envolées, comme dans un ballon noir, à lire la Légende dorée de la grande JCO... Découvert votre bon blog à force de mots clés goulus, du triple patronyme de notre nobélisable au titre susdit, "La légende de Bloodsmoor", en français pour avoir des commentaires et des avis autorisés, plus immédiats qu'en anglais d'origine, et pourtant c'est pas ça qui manque sur la toile grande comme le monde, www.
Ravie de lire vos commentaires et résumés sur cette histoire touffue, énigmatique et qui restera dans nos Esprits...
Qui peut me dire qui est l'homme en noir, pitié... Les esprits existeraient-ils donc ? Quel brio, quelle imagination, j'aimerais y retourner. Formidable roman, tellement d'humour sous la tragédie, les bonnes manières et les couches de jupons.
Qui peut me dire aussi dans quel roman les héroÏnes gothiques de JCO mettent-elles au monde des putti morts nés ? Très beau roman lu il y a plus de 10 ans, oublié le titre. Winterthurn, peut-être ?
Et Haute Enfance, lu sur une plage de Corse, au soleil blanc impitoyable au malheur enfantin.
Et Blonde, et cette image de Marylin, la Norma Jeane avec un e de JCO, en élève appliquée, aux grosses lunettes, occupée à se cultiver dans une bibliothèque, mais comment pouvait on oublier ses hanches, et elle son père absent ?
Et Les Chutes, on se trempe dans le Niagara avec ces héros si bien rendus, personnalités très précisément décrites, névroses et honnètetés, perversités et accomplissements... Tous les physiques, tous les psychologismes, avec toutes les parts d'ombre des personnages, qui narrateur omniscient ou pas, restent des autres, des pas soi, des inconnus, mais que la grande romancière américaine nous offre, cette possibilité inouie de vivre 1000 vies. 70 romans, vous dîtes ?
Plus que trois milliards de pages à lire, et penser à ne pas rater la correspondance...
Sopsch