Et c’est bien la thématique de la femme fatale, d’essence surnaturelle, que l’on trouve au cœur de nouvelles comme « La nuit de la saint-Sylvestre », « L’Homme au sable », « Les Mines de Falun » ou même « La Vision ». « Les Aventures de la Nuit de la Saint-Sylvestre », nous semblent, à ce titre, particulièrement révélatrices puisque le drame de la femme perdue s’y construit en écho. Aux déconvenues du narrateur qui un instant croit retrouver l’amour de sa jeunesse et s’aperçoit, au cours d’une scène de désillusion traitée de façon bien ironique, qu’elle est mariées à une « sotte figure aux jambes d’araignées », correspondent les aventures d’Erasme Spikher succombant à la vénéneuse Giulietta clairement complice d’un signor Dappertutto qui n’est autre que le diable lui-même. Si le conte rappelle l’intrigue du récit de Cazotte il entre en résonnance avec le drame que vécut Hoffmann au moment où il était le maître de musique de Julia Marc (cf. chronologie) et Marcel Schneider (7) établit judicieusement le lien entre cette aventure et la vocation d’Hoffmann conteur : « Que fait Julia Marc pendant les semaines où son ami, son maître de musique, le fou, le délicieux Hoffmann est en train de devenir Ernst-Thodor-Amadeus ? Aperçoit-elle en lui un changement, une métamorphose ? Il est en train de la spiritualiser, de l’éterniser… » Autrement dit, l’auteur est entré en plein processus créatif. Dans une perspective jungienne, on dira du narrateur hoffmannien qu’il est aux prises avec les séductions de l’anima, cette part féminine de lui-même. Archétype de l’inconscient masculin que l’homme projette sur l’être aimé, dangereuse séductrice qui peut le conduire à sa perte (« Les Mines de Falun »), l’anima est aussi ce principe essentiel qui conduit l’artiste dans le labyrinthe de l’inconscient pour lui permettre d’extraire de ces régions ignorés le suc même de sa création. L’archétype de l’anima est donc duel, comme tous les archétypes et c’est cette ambivalence qu’Hoffmann ne cesse d’interroger de « La Nuit de la Saint-Sylvestre », aux « Mines de Falun », en passant par l’ « Homme au sable ». La perte de l’anima occasionne d’ailleurs la cessation de toute possibilité créatrice : le conseiller Krespel, une fois sa fille (double de sa mère) enterrée renonce au violon, et alors que la petite Marie du célèbre Casse-noisettes git entre la vie et la mort, l’histoire semble suspendue, arrêtée ; il faut alors recourir à d’autres expédients, d’autres histoires pour relancer l’intrigue en attendant que l’héroïne ait retrouvé sa vitalité pour conduire le conte à son terme et le héros à son accomplissement. « Les Mines de falun », soulignent à l’inverse les dangers des séductions de l’anima quand elle s’accompagne de tentations régressives : au lieu d’aller vers le mariage et la maturité affective, le héros cède à l’appel de la mine qui le conduit à la mort et à une pétrification hautement symbolique.
Cette prégnance des matériaux inconscients explique sans doute le rejet de Walter Scott qui préférait tirer les légendes vers les claires lumières de la raison, elle explique aussi l’aura d’onirisme qui émane des contes. Et leur succès auprès des surréalistes. « Le dieu des rêves, écrit Albert Béguin (8) a dicté à Hoffmann, ses œuvres les plus dramatiques, les plus sombres, comme ses contes les plus légers et lumineux. » Des mines hantées de Falun à l’univers merveilleux de « Casse-Noisette », partout le rêve est à l’œuvre dans l’univers d’Hoffmann et le rêveur, partout soumis aux vertiges de la confusion.
Sont-elles réelles, ces scènes de son enfance que Natahanaël, héros de « L’Homme au sable », fait revivre pour son ami Lothaire ? Y a-t-il dans ces Coppelius et Coppola qui hantent ses nuits, le menaçant de le priver de ses yeux, la moindre once de réalité ? La tendre fiancé Clara pense que non : « c’est ta croyance en leur pouvoir ennemi qui peut seule les rendre puissante », affirme-t-elle sereinement. Mais Nathanaël ne veut (ne peut ?) rien entendre. Et, malgré l’objectivation subie par le récit à partir du chapitre IV, le lecteur ne peut s’empêcher, une fois le conte refermé, de se demander si ce terrible marchand de sable n’a pas été que le fruit d’un rêve. Et que penser, dans un conte comme « La Vision », de la Dame blanche d’Adelgunde, de l’étrange renversement de situation qui s’y opère ? De cette sœur qui se charge du fardeau de la folie quand Adelgunde retrouve miraculeusement la raison ? Le lecteur soupçonne bien quelque défaillance psychique, quelque phénomène d’inflation des matériaux inconscients mais demeure dans le perplexité.
7 Marcel Scneider, Hoffmann le météore, Editions du Rocher, 2006.
8 Albert Beguin, L’Âme romantique et le rêve, José Corti, 1991.
Ill. A Naiad, tableau de J. Waterhouse. La Naïade est une figuration de l'archétype de l'anima.
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