La réflexion du metteur en scène
Peter Brook entretient avec Shakespeare une intimité que
seuls les metteurs en scène ou les acteurs peuvent cultiver. Pour un professeur
de lettres, la lecture qu’un homme de théâtre peut faire d’une œuvre dramatique
a quelque chose de vivifiant. Le metteur en scène ne considère pas la comédie
ou la tragédie comme un ensemble de signes à décrypter mais comme un texte vivant
dont il convient de restituer l’émotion, la justesse, la force ou la vérité.
Un essai sur La Tempête
La Qualité du pardon
– le dernier ouvrage de Peter Brook, un recueil de réflexions sur le théâtre
shakespearien ‑ est aussi le titre d’un essai consacré à l’une des pièces les
plus énigmatique de Shakespeare, La
Tempête. Peter Brook commence par la fin, par ces derniers mots de Prospero
qu’on prend généralement « pour un [simple] adieu avant la fin du rideau ».
« Ma fin est désespoir, dit en l’occurrence Prospero, à moins qu’elle ne
soit secourue par une prière si perçante qu’elle s’élance même à l’assaut du
pardon. »
Quelle signification attribuer à ces étranges paroles qui
manifestent toute la profondeur de Shakespeare ? Peter Brook revient sur
l’intrigue, montre que Prospero qui a été dépossédé du pouvoir et débarqué ‑au
sens propre, comme au sens figuré ‑ par son frère sur cette île ou commence
l’action était probablement un mauvais roi. Dans cette dynamique qui oppose
l’ordre au chaos, le prince est le garant de l’ordre, or Prospero s’intéressait
à la culture aux livres, aux idées mais pas à son royaume. Il a « trahi
l’ordre » que son frère a su restaurer.
Sur l’île Prospero devient un puissant magicien, domptant
les esprits et les forces de la nature. Il acquiert ainsi une liberté
véritable. Mais à la fin de la pièce, après avoir essuyé les conspirations et
intrigues de ses proches, après en avoir triomphé, il comprend qu’il lui faut
renoncer à la magie pour n’être qu’un homme parmi les hommes. Et Peter Brook de
montrer que, dans les balancements entre l’ordre et le chaos, entre le pouvoir
et le renoncement au pouvoir, entre l’orgueil et l’humilité, le discours final
de Prospero est une résolution qui est aussi solution : il n’est qu’une
force pour métamorphoser positivement et durablement toute vie humaine. Et
cette force, c’est ce qu’ailleurs Shakespeare appelle « the quality of
mercy » ‑ la qualité du pardon – dont la valeur n’est assurée que par
l’authenticité d’une prière acérée. On peut lire l’ensemble des essais à la
lueur de cette réflexion qui résume la force de Shakespeare.
Shakespeare a-t-il existé?
Peter Brook s’amuse des conjectures que soulève l’existence
même de Shakespeare. Fort de son expérience d’homme de théâtre, il constate qu’
« Il est étrange » et
« même irréel, d’imaginer que
Shakespeare qui, année après année, »
travaillant au cœur d’une troupe, « au
milieu de tous ces employés fatigués et mécontents, n’ait jamais vu sa
qualification d’auteur mise en doute. Toutes les théories qui ne prennent pas
en compte les répétitions et les représentations restent flottantes. »
Shakespeare est Shakespeare parce qu’il fut un homme de théâtre qui travaillait
au sein d’une équipe dont les résultats dépendaient de ses écrits et réflexions
qu’il devait confronter, jour après jour, à l’épreuve de la scène et des
répétitions. On pourrait faire remarquer au passage que sa théorie vaut aussi
pour Molière. Comment aurait-il pu se faire passer avec autorité, auprès de sa
troupe, de son public, de ses protecteurs, pour le maître de son théâtre, de
ses représentations si Corneille avait été l’auteur caché de son œuvre ?
Mais si Peter Brook dénie à Francis Bacon et à une
soixantaine d’autre prétendants la pérennité d’Hamlet, c’est parce qu’il craint pour l’économie de Stratford. On
l’aura compris, il sait aussi évoquer avec humour l’énigme Shakespeare. Il raconte,
à ce sujet, une anecdote des plus amusantes : peu après la guerre, le
metteur en scène qui préparait une représentation de Roméo et Juliette, se rendit à Vérone. La ville prospérait déjà sur
le commerce engendré par les amants malheureux de Shakespeare. À un guide qui déployait
des trésors d’éloquence pour lui montrer la maison des Capulet et l’endroit
exact où Roméo s’est donné la mort, notre metteur en scène jugea bon d’objecter
que Roméo et Juliette n’avaient au fond jamais existé. Comment le guide pouvait-il,
jour après jour, raconter de telles histoires ? Il faut sans doute tout le
fair-play anglais pour rapporter la réplique du guide : « Oui vous avez raison, c’est vrai. Et nous
ici à Vérone, savons tous que Shakespeare n’a jamais non plus existé. »
De l'expérience à la réflexion
Les propos de Peter Brook sont riches d’anecdotes que le
lecteur se réjouira de découvrir. Lorsque notre metteur en scène se rendit à
Vérone, la pièce de Shakespeare n’y avait jamais été mise en scène. Et Peter
Brook a eu le privilège d’assister à cette mise en scène qui devait rester dans
les mémoires des Véronais. Nous ne raconterons pas ici comment le public de Vérone
fut sidéré par le texte de Shakespeare, sans doute très éloigné de ses attentes
mais l’anecdote manifeste la force inaltéré du dramaturge élisabéthain.
Les réflexions du metteur en scène s’ancrent toujours dans
la vie et dans l’expérience qu’il a de la scène, elles touchent aussi bien aux
célébrités ‑ et l’amateur de théâtre lira avec émotion, sinon une certaine
nostalgie, le récit que rapporte Peter brook de la tournée européenne de Titus Andronicus ; la pièce était
interprétée par Laurence Olivier et une Vivien Leigh déjà taraudée par la
maladie – qu’à ses expériences d’improvisation avec les jeunes des cités, il
montre, par exemple, comment certains
d’entre eux sont parvenus à une compréhension de Mesure pour mesure que pourraient leur envier bien des acteurs.
C’est par l’épreuve de la mise en scène que Peter Brook a
conquis une compréhension aussi profonde du théâtre élisabéthain : il confesse
que sa propre adaptation de Roméo et
Juliette fut un échec.
Rétrospectivement, il y voit un échec salutaire qui lui aura permis d’appréhender
la qualité dramatique des pièces de Shakespeare : « ce qu’il manquait, constate-t-il, c’était un tempo continu, une pulsation
irrésistible menant d’une scène à l’autre », ce « tempo »,
constituant l’essence même du théâtre élisabéthain.
De l’échec de son Roméo
et Juliette à la réhabilitation de pièces comme Timon d’Athènes ou Titus
Andronicus, nous assistons aux tâtonnements du metteur en scène, à
l’acquisition de quelques certitudes. Comme celle qui résulte d’une observation
du dénouement de Peines d’amour perdues.
Alors que les metteurs en scène ont tendance à minimiser ou édulcorer, la
nouvelle de la mort du père de la princesse, qui passe généralement pour une simple
astuce de clôture, Peter Brook considère qu’il faut au contraire lui donner
toute sa place, sinon, écrit-il, « on
néglige l’intuition du jeune Shakespeare qui a parfaitement compris que la
légèreté, pour être vraie, a besoin de l’ombre de l’obscurité. » Il
réhabilite aussi le Roi Lear (le personnage) nous rappelant qu’un « héros tragique est toujours un être humain
de valeur » et il montre la nécessité de ne pas réduire ses filles
Goneril et Régane, à des caricatures. Il saisit dans le monologue d’Hamlet un
point d’inflexion qui pourrait bien aussi être celui de la pièce.
Sur le métier, sans cesse...
La Qualité du pardon
est donc un recueil d’articles essentiels qui confirment si besoin en était à
quel point le théâtre de Shakespeare est actuel et universel, combien, à
l’image de la vie, il est fluide, complexe et, parfois, insaisissable. Évoquant
sa mise en scène de Titus Andronicus ‑
qui fut pourtant un succès ‑ Peter brook
a ces mots qui, d’une certaine façon, légitiment de façon définitive et la
lecture de Shakespeare et le nécessaire travail du metteur en scène toujours
recommencé : « La pièce doit de
nouveau être ramenée à la vie, mais avec les yeux d’aujourd’hui. Avec les yeux
du passé, rafraîchis par le sentiment de la réalité présente, elle nous montre des
formes nouvelles, des montagnes et des gouffres nouveaux, des lumières et des
ombres nouvelles. Et nous sommes étonnés de ne pas les avoir remarqués plus tôt. »
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