Révision

La plupart des articles (traductions exceptées) ont été révisés au cours de l'automne 2014, d'où certains anachronismes au regard de la date de publication.

jeudi 5 février 2015

"En Syrie" de Joseph Kessel

Une expérience de la nostalgie

Les reportages de Kessel appartiennent probablement à ces objets que Frederic Jameson (1) qualifie de « camp », ces œuvres qui suscitent en nous un intérêt nostalgique. Il serait vain de chercher une explication aux conflits qui déchirent actuellement la Syrie dans ces pages de Kessel (2), que réédite Gallimard et qui figurent parmi les premières enquêtes du futur grand reporter.
L’expérience nostalgique fait remarquer Jameson se caractérise généralement par « un attachement à un moment du passé entièrement différent de celui que nous vivons aujourd’hui ». Si les reportages de Kessel relèvent du « camp » c’est parce qu’ils renvoient à un monde disparu. Un monde où voyager avait encore du sens. Où prendre le train, le bateau, voire même l’avion, constituait en soi une aventure, parce qu’il fallait du temps pour franchir les distances, parce que le risque n’était jamais vraiment très loin.

Éviter de vivre en journaliste

Kessel s’intéresse peu à la politique ou aux institutions, il aime les hommes, la vie, les grands espaces qui lui inspirent de belles pages lyriques. Lorsqu’il arrive en Syrie en il avoue très peu connaître la situation : le pays, sous mandat français, est déchiré par les conflits religieux, et la France ne se montre pas à la hauteur du rôle que lui a confié la SDN. Mais Kessel se refuse à « vivre en journaliste », à perdre « ses journées avec des généraux et des hauts-fonctionnaires. »
À Beyrouth, Il veut rencontrer les hommes, l’émir Haïdar, chef – et allié ‑ druse avisé, les chrétiens de l’Ouest qui confessent leur culte de l’argent et l’étourdissent d’un luxe de conte de fée. Se rendre à Damas distante de cent cinquante kilomètres prend douze heures en train. L’auteur de L’Équipage se fait une joie d’accompagner les aviateurs français au-dessus du Djebel druse révolté. « Aucune description n’aurait pu me faire saisir ce que ce lieu a de tragique, d’inhumain, aucun récit ne m’aurait donné cette vision, ni permis de comprendre le danger de survoler un pays en révolte. »

Entre épopée et poésie

Kessel pénétrera aussi dans la ville souterraine de Beyrouth, « labyrinthe de cauchemar », où ne se hasardent jamais les occidentaux. On y entrevoit les Barnabagues, ces tueurs pénétrés du sentiment « qu’Allah les avait mis au monde comme un coutelier fait des couteaux. » On y rencontre aussi, au cœur du labyrinthe, sous la ville souterraine elle-même, des « spectres », victimes du haschich, qui tel les Lotophages de l’Odyssée ont perdu à la fois la mémoire et leur âme.
L’écriture de Kessel revêt souvent cette dimension initiatique et poétique qu’on aime à trouver dans les bons romans d’aventure, elle se fait aussi épique quand le journaliste rapporte ses rencontres avec ces officiers français, mi-soldats, mi renégats, les capitaines Muller (l’inspirateur de La Châtelaine du Liban) ou Colet dont les exploits héroïques rappellent la figure de Lawrence d’Arabie. Comme le fera Saint-Exupéry dans Terre des Hommes, Kessel célèbre le courage de ces officiers à qui l’on refuse une légion d’honneur quand on l’accorde aux financiers véreux e aux tenanciers de tripots.

« Camp ». Les reportages de Kessel le sont moins par leur célébration virile du courage que par l’intime confiance en la vie qui les sous-tend. Il s’agit d’un univers encore ouvert qui autorise l’expérience du dépaysement, l’enthousiasme de la rencontre fortuite avec l’autre, la sensation du danger, la confrontation émerveillée aux espaces vierges du monde. Aux antipodes du notre menacé d’une déprimante uniformisation.

(1) Frederic Jameson, Raymond Chandler. Les Détections de la totalité, Les Prairies ordinaires, 2014.

Joseph Kessel, En Syrie, « Folio », Gallimard, octobre 2014.

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