Une expérience de la nostalgie
Les reportages de Kessel appartiennent probablement à ces
objets que Frederic Jameson (1) qualifie de « camp », ces œuvres qui
suscitent en nous un intérêt nostalgique. Il serait vain de chercher une
explication aux conflits qui déchirent actuellement la Syrie dans ces pages de
Kessel (2), que réédite Gallimard et qui figurent parmi les premières enquêtes
du futur grand reporter.
L’expérience nostalgique fait remarquer Jameson se
caractérise généralement par « un
attachement à un moment du passé entièrement différent de celui que nous vivons
aujourd’hui ». Si les reportages de Kessel relèvent du « camp »
c’est parce qu’ils renvoient à un monde disparu. Un monde où voyager avait
encore du sens. Où prendre le train, le bateau, voire même l’avion, constituait
en soi une aventure, parce qu’il fallait du temps pour franchir les distances,
parce que le risque n’était jamais vraiment très loin.
Éviter de vivre en journaliste
Kessel s’intéresse peu à la politique ou aux institutions,
il aime les hommes, la vie, les grands espaces qui lui inspirent de belles
pages lyriques. Lorsqu’il arrive en Syrie en il avoue très peu connaître la
situation : le pays, sous mandat français, est déchiré par les conflits
religieux, et la France ne se montre pas à la hauteur du rôle que lui a confié
la SDN. Mais Kessel se refuse à « vivre en journaliste », à perdre
« ses journées avec des généraux et des hauts-fonctionnaires. »
À Beyrouth, Il veut rencontrer les hommes, l’émir Haïdar,
chef – et allié ‑ druse avisé, les chrétiens de l’Ouest qui confessent leur
culte de l’argent et l’étourdissent d’un luxe de conte de fée. Se rendre à
Damas distante de cent cinquante kilomètres prend douze heures en train. L’auteur
de L’Équipage se fait une joie
d’accompagner les aviateurs français au-dessus du Djebel druse révolté. « Aucune description n’aurait pu me faire
saisir ce que ce lieu a de tragique, d’inhumain, aucun récit ne m’aurait donné
cette vision, ni permis de comprendre le danger de survoler un pays en révolte. »
Entre épopée et poésie
Kessel pénétrera aussi dans la ville souterraine de
Beyrouth, « labyrinthe de cauchemar », où ne se hasardent jamais les
occidentaux. On y entrevoit les Barnabagues, ces tueurs pénétrés du sentiment
« qu’Allah les avait mis au monde
comme un coutelier fait des couteaux. » On y rencontre aussi, au cœur
du labyrinthe, sous la ville souterraine elle-même, des « spectres »,
victimes du haschich, qui tel les Lotophages de l’Odyssée ont perdu à la fois la mémoire et leur âme.
L’écriture de Kessel revêt souvent cette dimension
initiatique et poétique qu’on aime à trouver dans les bons romans d’aventure,
elle se fait aussi épique quand le journaliste rapporte ses rencontres avec ces
officiers français, mi-soldats, mi renégats, les capitaines Muller (l’inspirateur
de La Châtelaine du Liban) ou Colet dont les exploits héroïques
rappellent la figure de Lawrence d’Arabie. Comme le fera Saint-Exupéry dans Terre des Hommes, Kessel célèbre le
courage de ces officiers à qui l’on refuse une légion d’honneur quand on
l’accorde aux financiers véreux e aux tenanciers de tripots.
« Camp ». Les reportages de Kessel le sont moins
par leur célébration virile du courage que par l’intime confiance en la vie qui
les sous-tend. Il s’agit d’un univers encore ouvert qui autorise l’expérience
du dépaysement, l’enthousiasme de la rencontre fortuite avec l’autre, la
sensation du danger, la confrontation émerveillée aux espaces vierges du monde.
Aux antipodes du notre menacé d’une déprimante uniformisation.
(1) Frederic Jameson, Raymond
Chandler. Les Détections de la totalité, Les Prairies ordinaires, 2014.
Joseph Kessel, En
Syrie, « Folio », Gallimard, octobre 2014.
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