Révision

La plupart des articles (traductions exceptées) ont été révisés au cours de l'automne 2014, d'où certains anachronismes au regard de la date de publication.

mercredi 1 juillet 2015

Tatiana de Rosnay raconte la vie de Daphné du Maurier

Le biographe et son sujet


Pourquoi diable s’intéresser à un auteur de best-sellers des années cinquante ? Manderley for ever, le dernier ouvrage de Tatiana de Rosnay, est en effet une biographie documentée de Daphné du Maurier, l’auteur de Rebecca  et de L’Auberge de la Jamaïque. Les lecteurs de la romancière britannique auront reconnu dans le titre la référence à la demeure mystérieuse qui sert de décor aux aventures de la pauvre Mme de Winter dans Rebecca.
Pour Tatiana de Rosnay, le choix de sujet s’est imposé naturellement, fruit d’une vielle passion pour les œuvres de la romancière découverte dans sa jeunesse. Mais le sujet dont s’empare un biographe n’est-il pas toujours, au fond, un reflet de lui-même ? Tatiana de Rosnay, Daphné du Maurier. Toutes les deux ont des origines anglaise et française, toutes les deux sont l’auteur d’un livre qui tend à occulter les autres, toutes les deux ont vu leurs œuvres adaptées au cinéma, toutes les deux ont un pouvoir de séduction qu’une discrétion maladive rend peut être encore plus touchant, toutes les deux se sont faites biographes, et la première doit partiellement à la seconde sa vocation littéraire.
On peut toutefois se demander s’il y a encore aujourd’hui un intérêt à lire Daphné du Maurier et, par conséquent à s’intéresser à la biographie de cette enfant gâtée dont on a longtemps pensé qu’elle était complètement passée à côté de son siècle ?

Une romancière sous estimée

À la première question, je répondrai « oui ! ». À l’occasion d’un projet inter disciplinaire, je me suis retrouvé, il y a peu, en train de travailler sur L’Auberge de la Jamaïque. Et là, je dois confesser ma surprise, j’ai tout de suite été frappé par l’envergure de ce texte dont le propos et la tonalité dépassent les cadres étroits du roman sentimental ou du roman d’aventures, genres dans lesquels on a voulu enfermer l’œuvre de la romancière.
Daphné du Maurier, c’est une écriture. Une écriture efficace puisque même des élèves de quatrième parviennent au bout de ce qu’aujourd’hui on considère comme un « pavé » et qu’ils réussissent aussi à digérer ces longueurs que sont les descriptions dont on faisait encore usage dans l’écriture populaire des années quarante. C’est d’ailleurs l’angle que j’avais chois, pour aborder le roman : la description.
Et c’est précisément l’étude de la description qui m’a fait comprendre la dimension littéraire de l’œuvre. Chez Daphné du Maurier, comme dans tous les grands romans, la description crée non seulement une atmosphère mais joue aussi un rôle symbolique et structurant qui renforce la cohésion de l’œuvre. L’Auberge de la Jamaïque fait au fond s’affronter deux morales, la morale chrétienne de laquelle se réclame, au moins dans sa dimension humaniste, l’héroïne Marie Yellan et un morale païenne, nietzschéenne incarnée par les méchants de l’histoire. Le lecteur qui voudra s’attarder sur les descriptions de Daphné du Maurier, pas trop malmenées d’ailleurs dans la traduction de Léo Lack (1) comprendra comment ce conflit primitif irrigue toute l’œuvre avec une force décuplée par l’art de la narration.
La traduction récente de Rebecca (2) rendra sans doute aussi justice à cet autre chef d’œuvre de Daphné du Maurier qui a fondé sa notoriété. Tatiana de Rosnay montre à quel point cette traduction en français fut une trahison. « Traduction par Denise Van Mopès. J’avais tout de suite remarqué des coupes dans la version française, elles étaient bien trop importantes pour qu’on ne les voie pas, surtout si on connaît bien le texte d’origine. En tout une quarantaine de pages ont sauté. […] La traduction française occupe toujours mon esprit, Daphné lisait parfaitement notre langue. A-t-elle comparé cette édition avec son texte original, constaté à quel point ses descriptions avaient été tronquées ? »

L’écriture biographique

Tatiana de Rosnay n’hésite pas à s’introduire en tant que biographe dans son texte, le livre est structuré en cinq grandes parties qui correspondent en gros aux demeures qu’a habitées Daphné du Maurier, la maison jouant dans son œuvre, son imaginaire et sa vie un rôle fondamental. En biographe consciencieuse Mme de Rosnay s’est rendue sur les lieux et nous fait part de ses recherches de ses impressions dans les ouvertures des cinq parties : le procédé souligne la connivence qui existe entre l’auteur et son sujet, il brise aussi l’illusion référentielle que la biographie dite « à l’américaine » a réussi à imposer comme une sorte de standard du genre et qui, par une sorte de revanche facétieuse, manifeste l’impérialisme du roman – longtemps le roman a dû se faire passer pour biographique, la biographie semble désormais devoir endosser l’identité du roman pour être créditée d’un quelconque succès.
Virginia Woolf (3) qui s’est interrogé sur l’absence singulière de biographie dans le champ patrimonial de la littérature pensait que si la « biographie ne compte pas encore de chef d’œuvre », c’est parce qu’elle est le « plus contraint des arts ». La biographie de Tatiana de Rosnay n’échappe pas aux contraintes de la chronologie, ni des choix à établir dans un matériau auquel elle a, semble-t-il, la première, eu accès – Margaret Foster qui avait, dans une biographie de 1993, révélé la bisexualité de Daphné du Maurier n’avait pas pu consulter le journal intime de l’écrivain auquel Tatiana de Rosnay se réfère de façon constante. Mais son texte constitue malgré tout une réussite un peu comme la biographie de Branwell Brontë ‑ Le Monde infernal de Branwell Brontë (4)par Daphné du Maurier le fut en son temps. L’art du romancier se met au service des faits. Et si la biographie obtenue n’est sans doute pas le chef d’œuvre qu’appelait de ses vœux Virginia Woolf, elle se tient à la frontière de la biographie universitaire sagement étayée de sources référencées et de l’art du roman qui génère le plaisir de l’histoire, le plaisir de s’abandonner à l’illusion référentielle.

Une femme moderne

Tatiana de Rosnay dresse au long de ces 436 pages le portrait d’une femme complexe et torturée. Fille préférée d’un acteur célèbre, elle a la jeunesse dorée des jeunes aristocrates de l’entre-deux guerres. Mais cette jeunesse est aussi un carcan de mondanités qui enferme la jeune femme dans un cercle des relations superficielles très éloignées de sa nature.
Sa véritable nature, artiste et contemplative, c’est en Cornouailles qu’elle la trouvera, d’abord au cœur d’une propriété acquise par ses parents à Fowey, puis dans la maison de Menabilly la propriété qui lui a inspiré Rebecca. Tatiana de Rosnay met parfaitement en lumière les liens étranges qui ont attaché la romancière à cette demeure qu’elle habita plus de vingt-six ans mais dont elle n’était pas propriétaire. Demeure qui, dans sa vie, aura plus d’importance même – c’est Daphné du Maurier qui le confesse ‑ que certains de ses proches. Le sortilège « Manderley » dans Rebecca est bien l’écho d’une attraction intime dont la psychanalyse et le goût récurrent de la romancière pour la généalogie pourrait sans doute seuls nous livrer les clés.
La biographie de Tatiana de Rosnay aura en outre l’intérêt de montrer que Daphné de Maurier est une femme de son époque, bien éloignée des stéréotypes d’épouse modèle et de mère de famille accomplie qu’elle a cherché à mettre en scène par le biais de la presse. Son union au beau général Browning fut loin d’être un conte de fée et si elle dissimula ses penchants homosexuels, elle ne refoula jamais totalement. Elle fut en premier lieu une femme libre qui sut  se préserver et placer, au-dessus de tout, son activité créatrice.
Son œuvre porte la marque de ces ambivalences, ses chefs d’œuvre (L’Auberge de la Jamaïque, Rebecca, Ma cousine Rachel, Le Bouc émissaire) – la biographe montre d’ailleurs qu’ils furent tous écrits dans une sorte d’état second – sont des romans vénéneux qui interrogent la dualité humaine et les conflits issus de l’inconscient et qui mettent littéralement en scène la noirceur de l’âme humaine. Ce n’est pas le moindre des mérites de cette biographie que de restituer avec une compréhension que seule une romancière pouvait manifester l’acte créateur, si essentiel dans la vie de Daphné du Maurier, dans sa fébrilité.
Le travail de Tatiana de Rosnay nous livre donc la première biographie de madame du Maurier en français c’est un travail documenté et soigné qui met en lumière la complexité d’une des figures essentielles de la littérature du XXe siècle. Le livre est bien écrit et sait éviter les pièges du sensationnalisme – à l’inverse d’un Piers Dudgeon par exemple – les passages où Tatiana se met en scène dans son travail de recherche, au prise avec l’incertitude des lieux ou des témoignages, sont bienvenus, ils montrent combien l’écriture d’une biographie exige à la fois de rigueur, compréhension et sympathie pour son sujet.

(1) Daphné du Maurier, L’Auberge de la Jamaïque, Le livre de poche, 2012.
(2) Daphné du Maurier, Rebecca, trad. d’Anouk Neuhoff, Albin Michel, 2015.
(3) Virginia Woolf, « L’Art de la biographie », Essais choisis, folio classique, Gallimard, 2015.

(2) L’ouvrage a été réédité aux éditions Phébus.