Voilà donc ce que veut dire l’avant-garde : un théâtre qui prépare un autre théâtre, définitif – celui-là. Mais rien n’est définitif, tout n’est qu’une étape, notre vie elle-même est essentiellement transitoire : tout est, à la fois, aboutissement de quelque chose, annonciateur d’autre chose. Ainsi peut-on dire que le théâtre français du XVIIe siècle prépare le théâtre romantique (qui ne vaut pas grand-chose, d’ailleurs, en France) et que Racine et Corneille sont à l’« avant-garde » du théâtre de Victor Hugo, lui-même à l’« avant-garde » de ce qui lui a succédé en le reniant.
Et encore : le mécanisme de positions et oppositions est bien plus compliqué que ne se l’imaginent le simplistes de la dialectique. Il y a des « avant-gardes » fructueuses qui sont nées de l’opposition à des réalisations des générations précédentes ou encore qui sont permises ou facilités par un retour à des sources, à des œuvres anciennes et oubliés. Shakespeare est toujours bien plus actuel que Victor Hugo (déjà cité) ; Pirandello[1] bien plus à l’avant-garde que Roger Ferdinand[2] ; Büchner[3] infiniment plus vivant, plus poignant que, par exemple, Bertold Brecht[4] et ses imitateurs de Paris.
Et voilà où les choses semblent se préciser : l’avant-garde, en réalité, n’existe pas ; ou plutôt elle est tout à fait autre chose que ce qu’on pense qu’elle eest.
L‘« avant-garde » étant bien entendu révolutionnaire, elle a été et continue d’être jusqu’à présent comme la plupart des événements révolutionnaires, un retour, une restitution. Le changement n’est qu’apparent : cet « apparent » compte énormément, car c’est lui qui permet (à travers et au-delà du nouveau) la revalorisation, le rafraichissement du permanent.
Ionesco, Notes et contre-notes, Gallimard, 1986.
https://nrp-lycee.nathan.fr/sequences/langues-et-cultures-de-lantiquite/
[1] Luigi Pirandello (1867-1936), dramaturge italien connu pour Six personnages en quête d’auteur (1921), prix Nobel de littérature en 1934.
[2] Roger Ferdinand (1898-1967), dramaturge français qui s’inscrit dans la tradition du théâtre de boulevard.
[3] Georg Büchner (1813-1837) : auteur romantique allemand, connu pour son théâtre (La Mort de Danton, 1835) et ses nouvelles.
[4] Bertold Brecht (1898-1956) : dramaturge allemand, d’obédience marxiste, auteur de Mère courage et ses enfants (1938), La résistible ascension d’Arturo Ui (1941).

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