Révision

La plupart des articles (traductions exceptées) ont été révisés au cours de l'automne 2014, d'où certains anachronismes au regard de la date de publication.

lundi 29 décembre 2014

Haworth de Carol Ann Duffy

Peu connue en France Carol Ann Duffy occupe un rôle de premier plan sur la scène littéraire nationale anglaise : http://www.famousauthors.org/carol-ann-duffy

"Haworth" est très probablement un hommage à Emily Brontë, les métaphores rendent compte d'une forme de panthéisme qu'on trouve dans les Poems d'Emily. La simplicité de la phrase est caractéristique de la poésie de Carol Ann Duffy. Cette simplicité passe mal en français, les structures attributives par exemple pourraient sembler un peu puériles, ce qui n'est évidemment pas le cas...

I’m here now, where you were.
The summer grass under my palm is your hair, 
Your taste is the living air. 

I lie on my back. Two juggling buterflies are your smile, 
The heathery breath of the moor’s simply your smell. 
Your name sounds on the coded voice of the bell. 

I’ll go nowhere you’ve not. 
The bleached dip in creatures’s bone’s your throat, 
That high lark, whatever it was you thought. 

And this ridge stone your hand in mine, 
and the curve of the turning earth your spine, 
and the swooning bees besotted with flowers your tune. 

 I get up and walk. The dozing hillside is yout dreaming head. 
The cobblestones are every word you said. 
The grave I kneel beside, only your bed. 

 Carol Ann Duffy, Rapture, Picador, 2005.

Me voilà ici, là où tu fus
Les herbes de l’été, sous ma paume sont tes cheveux
Dans l’air vivant subsiste ta saveur.

Je suis étendue sur le dos. Ton sourire réside dans les
[deux papillons qui virevoltent,
La bruyère respire encore sur les moors ton odeur
Ton nom résonne dans la voix cadencée de la cloche.

Je n’irai ailleurs que là où tu fus.
Ta gorge est dans le déclin délavé des os de la créature,
Ta pensée dans cette alouette haut perchée, quelle qu’elle fût.

Et l’arête de cette pierre, ta main dans la mienne,
et la courbe de l’horizon, l’épine de ton dos,
et la faible abeille éprise de la fleur, ta mélodie.

Je me suis levée et j’ai marché. Ta tête rêveuse est le flanc assoupi de la colline.
Les mots que tu prononças sont dans les pavés.
La tombe où je me suis agenouillée, n’est que ton lit.

Trad. S. Labbe


mardi 23 décembre 2014

"Samuel de Champlain" par C. Gagnon et J.-P. Tusseau


En France, Samuel de Champlain est un nom qu’on associe vaguement au Québec et dont on situe plus ou moins bien l’histoire aux débuts du XVIIe siècle. 

Le petit ouvrage de Cécile Gagnon et Jean-Pierre Tusseau, Samuel de Champlain, fondateur de la Nouvelle-France aura le mérite de préciser l’itinéraire, l’aura et la ténacité de cette figure exemplaire d’aventurier idéaliste dont le parcours a déjà été étudié dans les pages de l’École des lettres.

- See more at: http://www.ecoledeslettres.fr/blog/litteratures/samuel-de-champlain-fondateur-de-la-nouvelle-france-par-cecile-gagnon-et-jean-pierre-tusseau/#sthash.zRQxTlwl.dpuf

Pour les classiques abrégés

J'aime le classique abrégé

1/ Parce que c'est un livre.

Les professeurs sont d'éternels inquiets : il s'inquiètent de savoir comment faire aimer leur matière de prédilection à leurs élèves qui, souvent pressés d'en finir avec la corvée littéraire tri ou quadri annuelle, s'empressent de chercher sur internet Le résumé qui leur permettra d'éviter la lecture du pensum. Je pense que plus personne aujourd'hui ne donne à lire les 1662 pages de l'héroïque édition Pocket des Misérables - il n'empêche que sa simple existence titille sûrement le lecteur aguerri qui connaît tout des Misérables sans les avoir jamais lu, d'où sa nécessité.
Non, le professeur a la choix entre la collection d'extraits (Larousse par exemple) et le "classique abrégé" (L'École des loisirs ou Le Livre de Poche). L'immense avantage du classique abrégé c'est qu'il fait oublier la dimension scolaire de l'exercice. L'élève n'a pas un livre avec des pages dont les lignes sont numérotés, des questions qui lui rappellent sa fastidieuse condition de cancre ou son honorable (quoique) position de "bon élève".

2/ Parce que c'est un livre d'auteur

Comparons! Il s'agit de L'Homme qui rit, chapitre 1 du livre III :

La tempête n’était pas moins intense sur terre que sur mer. 
Le même déchaînement farouche s’était fait autour de l’enfant abandonné. Le faible et l’innocent deviennent ce qu’ils peuvent dans la dépense de colère inconsciente que font les forces aveugles ; l’ombre ne discerne pas, et les choses n’ont point les clémences qu’on leur suppose. 
Il y avait sur terre très peu de vent ; le froid avait on ne sait quoi d’immobile. Aucun grêlon. L’épaisseur de la neige tombante était épouvantable. 
Les grêlons frappent, harcèlent, meurtrissent, assourdissent, écrasent ; les flocons sont pires. Le flocon, inexorable et doux, fait son œuvre en silence. Si on le touche, il fond. Il est pur comme l’hypocrite est candide. C’est par des blancheurs lentement superposées que le flocon arrive à l’avalanche et le fourbe au crime. 
L’enfant avait continué d’avancer dans le brouillard. Le brouillard est un obstacle mou; de là des périls; il cède et persiste; le brouillard, comme la neige, est plein de trahison. L’enfant, étrange lutteur au milieu de tous ces risques, avait réussi à atteindre le bas de la descente, et s’était engagé dans le Chess-Hill. Il était, sans le savoir, sur un isthme, ayant des deux côtés l’océan, et ne pouvant faire fausse route, dans cette brume, dans cette neige et dans cette nuit, sans tomber, à droite dans l’eau profonde du golfe, à gauche dans la vague violente de la haute mer. Il marchait, ignorant, entre deux abîmes.

La version abrégée par Boris Moissard pour l'école des loisirs:
La tempête n’était pas moins intense sur terre que sur mer. Le même déchaînement farouche s’était fait autour de l’enfant abandonné. 
L’enfant, étrange lutteur au milieu de tous ces risques, avait réussi à atteindre le bas de la descente, et s’était engagé dans le Chess-Hill. Il était, sans le savoir, sur un isthme, ayant des deux côtés l’océan, Il marchait, ignorant, entre deux abîmes.

On ne niera pas : Victor Hugo ne sort pas enrichit de l'épreuve. Mais sa phrase demeure, l'image résiste, le pathétique se maintient. Les 830 pages de ce fabuleux roman sont inaccessibles à l'élève moyen de quatrième, la version de Boris Moissard offre au moins l'occasion de tenter le pari, qui de toute façon n'est pas gagné.
Ce qui subsiste c'est la "sensation" de Victor Hugo, quelque chose qui relève de l'esthétique, j'utilise le mot comme l'utilise Jean Cohen dans Structure du langage poétique pour évoquer la "sensation de poésie". Et c'est sur cette "sensation" que je peux m'appuyer pour aborder la notion de "littérarité" au collège.

3/ Parce que je crois en la nécessité de faire lire les classiques ...

mais qu'à l'impossible nul n'est tenu. Obtenir le lecture d'un classique abrégé c'est obtenir une immersion dans la culture. Les classiques, mêmes abrégés, résistent à nos collégiens. Il faut faire l'épreuve de cette résistance et en sortir victorieux.
Nous n'avons pas vocation, nous, professeurs de français à faire aimer la lecture. Voilà pour beaucoup de parents d'élèves un paradoxe.
Non nous avons pour mission de d'initier au monde de la littérature, il se peut que les habitudes de lectures qu'aura développées le lecteur compulsif de sagas d'heroïc fantasy l'aident un peu à entrer dans l'Odyssée ou dans Jules Verne. Mais cette lecture, là, lecture plaisir, lecture de l'oubli ne nous aide finalement que très peu puisque précisément le texte littéraire est un texte qui nous tient en éveil.
Et comme une règle de grammaire anglaise, un théorème de géométrie ou une déclinaison latine, l'appropriation d'une oeuvre littéraire demande un effort.
La littérature jeunesse a toute sa place au collège, elle ouvre des pistes, introduit des thématiques et des formes littéraires. Elle peut se faire seule. Dans ce monument qu'est l'Homme qui rit, l'élève a besoin d'un guide.

samedi 6 décembre 2014

"Moby Dick" d'Herman Melville

Article publié dans le n°1 de L'Ecole des lettres 2013-2014
La séquence explicite davantage que d'autres la démarche pédagogique à suivre.

Moby Dick, l’un «des plus grands romans jamais écrits 1 », si l’on en croit Dominique Fernandez, a tous les travers susceptibles de rebuter le jeune lecteur: dans sa version intégrale, le roman dépasse les sept cents pages et multiplie digressions, passages didactiques et considérations métaphysiques autour d’un fil narratif assez mince puisqu’il ne s’agit, après tout, que d’une chasse à la baleine, d’une vengeance qui prend, certes, des proportions cosmiques, mais qui peut décourager le lecteur en mal d’aventures. 
La séquence qui suit porte sur une version abrégée de Moby Dick et n’a d’autre ambition que de conduire les élèves à goûter cette œuvre qui compte parmi celles contre lesquelles il faut parfois se battre un peu pour se hisser à leur niveau. Son étude conviendra aux classes de quatrième puisque le programme les invite à étudier le XIXe siècle. 
Il est recommandé d’aborder l’œuvre de Melville à la fin du troisième trimestre, elle permettra ainsi de revenir sur des concepts explorés de façon progressive au cours de l’année: en effet, le récit réaliste, le fantastique, la poésie lyrique sont autant de notions qui trouvent un écho dans l’œuvre de Melville. Ce moment de l’année nous autorise également à initier les élèves à la production de textes argumentatifs afin de les préparer aux épreuves du brevet qui proposent désormais un sujet de cette nature. 
Notre suggérons une approche thématique du roman qui consiste, au cours de chaque séance, à mettre en relief l’un de ses aspects: roman d’aventures, roman philosophique, roman poétique... Moby Dick est tout cela et bien plus encore.

On trouvera le détail de la séquence sur :

La conclusion  qui n'a pu être publiée - faute de place

Le contrat est-il rempli ? Avons-nous démontré la littérarité de Moby Dick ? Avant de conclure par la négative, rappelons la complexité d’une telle entreprise. Il est moins facile de démontrer l’aspect littéraire d’une œuvre que l’existence d’un angle droit dans un triangle ! La littérarité pour reprendre un barbarisme communément utilisé dans les années 70, ne se laisse pas aisément définir. Elle est le fruit de la coutume : sont littéraires les œuvres patrimoniales, Moby Dick en fait certes partie. Mais nous ne contenterons guère nos élèves avec de tels raisonnement qui consistent à dire « C’est comme ça parce que c’est comme ça ! » En se tournant vers la conjonction du sens et de la forme : on peut admettre qu’une œuvre littéraire est une œuvre dense, riche et profonde. La version abrégée a astucieusement conservé la persistance des grands symboles – nous ne l’avons pas abordé, faute de temps, mais que penser d’un équipage aussi composite dont les harponneurs sont d’origines occidentale, océanienne, africaine, asiatique ? que penser des nombreux épisodes de morts et renaissance auxquels nous fait assister la narration ? Nous aurons au moins démontré la coexistence de nombreux registres (poétique, didactique, fantastique) et la dimension prométhéenne du capitaine Achab. Moby Dick apparaît donc bien comme une somme, somme de savoirs, de mythes et de symboles. Et voilà qu’apparait un nouveau critère de littérarité : la polysémie. Comment lire cette histoire, s’agit-il d’un « blasphème » comme le pense John Huston qui adapta le roman au cinéma – cf bibliographie ? S’agit-il d’une variation sur le mythe de Prométhée ? D’une interrogation sur la relation nouvelle que l’homme doit instaurer aux dieux, voire d’une remise en question radicale de leur existence ? Il faut avouer que la lecture et l’étude de cette œuvre nous laissent bien peu de certitudes. Moby Dick est à l’image du monde : le roman pose plus de questions qu’il n’en résout. Voilà bien ce qui fait sa modernité ‑ autre critère de littérarité depuis les romantiques qui ont substitué au principe de l’imitation classique, celui de l’invention.
Nous admettrons donc n’avoir que partiellement rempli notre mission – à ceux qui douteraient du bien fondé des questions que nous posons en conclusion à une classe de quatrième, nous conseillons tout simplement de tenter l’expérience. Pour le reste, nous n’avons certes pas fait lire l’œuvre intégrale ‑ mais à l’impossible nul n’est tenu ‑ , nous avons privilégié certains extraits, ou certains angles d’attaque restreints. Nous croyons malgré tout que nous aurons fait partager ce «  surcroît de plaisir esthétique » dont parle Freud dans Le créateur littéraire et la fantaisie (in L’inquiétante étrangeté, Folio). Et nous estimerons avoir remporté la partie si, dans quelques années, l’un (voire, pourquoi pas, quelques uns) des trente élèves que nous avons face à nous dans une classe se plonge dans la version intégrale de l’œuvre, persuadé qu’il sera de n’y pas perdre son temps.