Révision

La plupart des articles (traductions exceptées) ont été révisés au cours de l'automne 2014, d'où certains anachronismes au regard de la date de publication.

lundi 6 août 2018

L'oeuvre de Maurice Sendak revisitée par un "Maxilivre"

Traduit par Agnès Desarthe, ce Maxilivre (1), qui est en fait le catalogue d’une exposition réalisée à New York, en 2013 a l’avantage d’attirer l’attention sur des pans ignorés du travail de l’artiste dont l’œuvre se réduit pour le profane à l’incontournable Max et les Maximonstres.

La passion des livres

La Préface de Justin G. Schiller libraire spécialisé dans la vente de livres rares et anciens retrace quarante-cinq ans d’une amitié fondée sur la passion des livres, le lecteur apprend ainsi que Maurice Sendak était un bibliophile averti, passionné par les travaux de Lothar Meggendorfer, le père du livre animé, auxquels il consacrera une étude mais aussi collectionneurs d’une première édition de Moby Dick, d’une lettre de Wilhelm Grimm ou d’aquarelles de William Blake. Grimm, Blake, Melville, sont autant d’influences qui n’ont rien de surprenant pour un artiste qui a su élever l’album pour enfant au rang d’art.

Ursula Nordstrom

Leonard S. Marcus, spécialiste de la littérature pour enfants et qui a publié en 2000 la correspondance de Ursula Nordstrom (2), l’éditrice de Sendak, était tout indiqué pour présenter l’œuvre de notre auteur-illustrateur, dans un article fouillé sobrement intitulé « L’artiste et son œuvre ».
Marcus montre à quel point la rencontre avec Ursula Nordstrom fut un moment déterminant dans la vie de ce fils d’émigré polonais né à Brooklyn et que rien ne prédisposait au succès. Artiste autodidacte, Sendak travaillait à la décoration de vitrines d’un libraire réputée quand il fait la connaissance d’Ursula Norstrom, éditrice chez Harper & Collins depuis plus de dix ans. Ursula Nordstrom œuvre énergiquement à la promotion de la littérature pour enfant dont elle déplore qu’elle soit si peu considérée.
Maurice Sendak, auteur de "Max et les Maximonstres".

Le refus du style

Elle détecte immédiatement le talent de Sendak et lui confie l’illustration de toute une série d’albums qui rencontrent d’ailleurs bien souvent ce qui, d’après l’artiste lui-même, constitue sa hantise : la question de « savoir comment les enfants réussissent dans un monde majoritairement indifférent à leur sort » De la version américaine des Contes du chat perché de M. Aymé, aux aventures bien connues de « Petit Ours » d’Else Homelund (3), Sendak s’attache à dessiner l’enfance et trouve son style : ce trait appuyé et ces proportions étranges qui donne à ces sujets cette « extraordinaire apparence d’aplomb ».
Ursula Nordstrom qui déclarait vouloir publier de « bons livres pour de vilains enfants » est ravie. Leonard S. Marcus s’attache alors à dénombrer les nombreuses influences qui s’exercent sur le travail de Sendak : George Cruikshank, Gustave Doré, William Blake, Randolph Caldecott … et montre que Sendak considérait l’idée même de style comme « un enfermement ».

Le lieu magique

Il se livre ensuite, comme pour le démontrer, à une étude de trois albums qui à ses yeux forment une trilogie : Max et les Maximontres (1963), Cuisine de nuit (1970) et Quand papa était loin (1981) (4). Le lien entre ces trois albums ? Un schéma narratif circulaire qui déplace le jeune héros (ou l’héroïne) vers un lieu magique (les titres américains Where the wild things are, In the night Kitchen et Outside over there, le signalent explicitement) métaphorique d’un voyage dans l’inconscient.
Marcus rappelle d’ailleurs que Max et les Maximonstres fut créé dans la foulée d’une analyse et met en avant l’aspect résolument novateur de l’album dans sa manière de gérer le rapport de l’image au texte : la plongée dans l’univers de l’inconscient est mimée par l’envahissement progressif du dessin qui finit par occuper toute la page lors de la « fête épouvantable » organisée par le héros. Au retour à la raison et au monde conscient correspond la réintégration du texte et la réduction du cadre de l’image. « Aucun  artiste avant lui, conclut-il, n’était parvenu à établir une relation aussi intime et symbolique entre le texte et l’image, d’une façon qui permettrait de faire dialoguer les vies à la fois conscientes et inconsciente de son héros. »
Max et ses Maximonstres

Erudition, simplicité et perfectionnisme

Si ces trois albums constituent des chefs d’œuvre c’est aussi parce qu’ils manifestent la culture de leur créateur. Sendak utilise avec bonheur l’intertextualité : si le scénario de Max et les Maximonstres rappelle Hansel et Gretel, Cuisine de nuit multiplie les allusions (Beatrix Potter, Lewis Carroll, Walt Disney…). Quant à l’angoissant Quand papa était loin, il s’appuie sur le scenario des Lutins l’un des contes les plus courts des frères Grimm.
Le lecteur feuillettera avec bonheur ce beau livre dédié à Maurice Sendak pour y apprendre que ce dernier faut aussi publiciste, décorateur de scènes théâtrales, concepteur de fresque et enseignant. La très riche iconographie permet de rendre compte de la popularité du phénomène Max et les Maximonstres : produits dérivés, campagne publicitaire, Maurice Sendak fut amplement sollicité pour prolonger la vie des Maximonstres hors de leur histoire originelle. Elle permet aussi d’entrer dans le laboratoire de l’artiste : esquisses, crayonnés, tentatives abandonnée…

Comparer la version finale d’Ida tournoyant au-dessus de la grotte des lutins à une première esquisse de 1977 (p. 57) donne une idée du perfectionnisme de l’artiste. Recourant d’abord à la plume, Maurice Sendak finit par opter pour le pinceau ultra fin à quatre poil qui lui permet d’obtenir une luminosité tout à fait remarquable, créant ainsi le climat onirique qui convient à ce beau « conte d’amour et de mort » qu’est « Quand papa était loin ».
Le « Maxilivre hommage à Maurice Sendak » est un ouvrage indispensable à celui qui douterait encore que l’album pour enfant ne relève pas pleinement de l’art. Il montre comment cet aimable perfectionniste que fut Maurice Sendak illustre avec bonheur les propos de Thésée (cités par Leonard Marcus) dans Le Songe d’une nuit d’été.
« Et comme l’imagination donne corps
Aux objets inconnus, la plume du poète
Leur imprime de même des formes, et assigne à un fantôme aérien
Une demeure et un nom particulier. "
L'art a pour vocation de donner forme au chaos et de composer "un espace rassurant dans lequel il est possible de se confronter sans danger à ses propres démons."

(1) Le Maxilivre hommage à Maurice Sendak d'Agnès Desarthe, Little Urban, 2016.
(2) Leonard S. Marcus, Dear Genius, the letters of Ursual Nordstrom, Harper & Collins, 2000.
(3) Quatre album d'Else Homelund et de Maurice Sendak: Petit Ours, Petit Ours a une amie, Petit Ours part en visite et Papa Ours rentre à la maison,  ont été publiés à l'école des loisirs en 2016.
(4) Les trois albums sont publiés à l'école des loisirs.


1947. L’année où tout a commencé d’Elisabeth Asbrink


Quel étrange objet littéraire que ce 1947 d’Elisabeth Asbrink, journaliste suédoise primée pour ses reportages, déjà auteure d’un livre d’enquêtes publié en 2011 – et qui avait fait sensation ‑  sur les destins parallèles d’Otto Ullman, jeune juif réfugié en Suède pendant la seconde guerre mondiale, et Ingvar Kamprad, fondateur d’Ikea et partisan de la cause nazie !
Avec 1947, la journaliste se livre à l’exercice de la chronique et montre pourquoi l’on peut considérer l’année 1947 comme un creuset d’où sortirons les fractures, les inclinations idéologiques et même certains partis-pris esthétiques de notre monde moderne. Le titre est un hommage au 1984 d’Orwell dont la rédaction constitue d’ailleurs l’un des thèmes du livre d’Elisabeth Asbrink.
On sait qu’Orwell avait donné le titre de 1984 à son roman de manière à créer un effet miroir en regard de l’année de publication, il créait ainsi une mise en perspective signifiante, suggérant que le présent contenait en germe le futur effroyable dont il esquissait la trame. Elizabeth Asbrink fait l’inverse, elle cherche dans cette année 1947, l’« année où tout a commencé », les racines de notre présent tourmenté.
L’épigraphe de Faulkner qui clôture le livre (« Le passé n’est jamais mort. Il n’est même pas passé. ») et la méditation finale de l’auteure expliquent la démarche mise en œuvre dans l’ouvrage. Il s’agit de juxtaposer le récit d’événements, apparemment sans liens les uns avec les autres, autour d’un chapitre central intitulé « Les jours, la mort ».
Dans ce chapitre, la journaliste évoque les destins brisés de ses grands-parents, juifs austro hongrois et de son père, enfant balloté qui devra, à l’issue de la guerre choisir entre l’exil vers l’état sioniste naissant et le retour auprès de celle qui, en ces temps troublés de l’occupation nazie, lui avait sauvé la vie par trois fois, sa mère.
1947, sur les décombres d’un monde anéanti par la guerre et la fureur des idéologies qui s’affrontent, naît une monde nouveau qui peine à tirer les leçons de son histoire. Le mot génocide est utilisé pour la première fois dans un tribunal, le procès de Nuremberg met au premier plan la folie nazie mais, dans le même temps, des filières clandestines s’organisent, qui permettent aux criminels nazis d’émigrer en toute impunité vers l’Amérique de Sud ou de mettre leurs compétences au service de la CIA nouvellement créée.
Au Moyen Orient les Anglais, se défont du contrôle qu’ils exerçaient sur la Palestine mais contribuent par leur maladresse à faire de l‘Exodus – ce paquebot sur lequel s’étaient entassés des milliers de réfugiés juifs ou de rescapés des camps de la mort – le symbole de la nécessité sioniste. La même année, Hassan al-Banna fonde en Egypte la société des frères musulmans. De la culpabilité occidentale qui n’a pas su empêcher la shoah nait le futur état d’Israël et de façon concomitante les extrémismes musulmans qui vont empoisonner le XXIème siècle naissant.
Parallèlement à la grande histoire la journaliste dresse le portrait d’un certain nombre de figures emblématiques de l’année 1947. Eric Blair (Orwell) s’exile sur l’île de Jura pour écrire son chef d’œuvre. L’« homme en ciré entouré de solitude » est atteint par la tuberculose et il ne lui reste que trois ans à vivre. Simone de Beauvoir rencontre l’amour de sa vie, Nelson Algren, à New York mais renonce à lui, poursuivie par la nécessité de son œuvre, c’est l’année où elle entame l’écriture du deuxième sexe. Primo Levi peine à trouver un éditeur pour ses souvenirs qui n’ont pas encore reçu le titre de Si c’est un homme. Thelonius Monk invente le be bop sans le savoir, tout en se faisant déposséder de son œuvre.
Aucune de ces figures artistiques n’est absolument exempte de pathétique, le tragique de l’époque semble enserrer toutes ces destinées individuelles de son étau funeste.
Notre monde se met en place, la liberté des femmes, le refus du totalitarisme, l’expérimentation musicale… Ce n’est pas l’univers de 1984 où l’on falsifie l‘histoire pour uniformiser la pensée mais 2018 où la complexité et les inégalités de toutes sortes ont triomphé. Le monde a certes fait des progrès et, en conclusion à son évocation du procès de Nuremberg et au code juridique international qui en a résulté, Elisabeth Asbrink peut écrire « Le moralité déclare la guerre à l’immoralité. Le monde serait-il un rien devenu meilleur ce jour là ? »
Mais son livre montre aussi que le ventre « toujours fécond » de la « bête immonde » se nourrit du travail clandestin des Per Engdhal ou Oswald Mosley dirigeants fascistes suédois et britanniques et que le fondamentalisme musulman s’alimente des injustices faites aux Palestiniens.
Construit comme un puzzle, 1947 est une puissante méditation sur l’histoire, ses effets, sur les individus qu’elle emporte. « Le temps est asymétrique, constate Elisabeth Asbrink, il évolue de l’ordre vers le désordre. » En ce sens, la seule manière de stopper le temps serait donc de faire comme Big Brother, d’imposer une réécriture de l’histoire. Mais, dans notre monde où l’individu n’est pas encore contrôlé, il lui reste précisément la possibilité d’interroger, l’histoire, cette absurdité faite de guerres, de massacres, et de violence. Elle est parfois trouée de mince progrès, on l’a vu, elle est aussi le lot des individus qui, plus que d’un devoir de mémoire, sont chargés d’une nostalgie, cette conscience douloureuse de l’irréversible. « La douleur est transmise en héritage, conclut la romancière, en un flot constant qui même de l’ordre au désordre. C’est ici que sont les souvenirs, je les vois dans l’obscurité, dans cette pluie. Ils sont ma famille, ma lumière. »