Janvier 1999, mon libraire (Bertrand, de La Nouvelle Librairie à Saint-Brieuc) me fait cadeau d’une plaquette de quelques pages, sortie il y a à peine deux mois. Un petit livre brun barré d’une croix noire et qui a pour titre Matin brun. Le nom de l’auteur, Franck Pavloff, me dit vaguement quelque chose, je l’associe à la Série noire ou au Poulpe[1], mais comme je ne suis pas un grand amateur de polars français, je ne le connais pas. Ce qui m’intrigue, c’est que ce soit Cheyne, l’éditeur de poésie, qui ait publié ce petit livre.
Bertrand, en me le tendant, me dit : « Lis-le. Je suis sûr que tu m’en achèteras d’autres… Pour les offrir. » Il n’avait pas tort. J’enseignais alors en lycée technique et professionnel, on m’avait confié des heures d’histoire, et il n’était pas rare, quand on abordait la Ve République, d’entendre un « Jean-Marie » lancé à l’encan. Petite provocation d’élève, pour voir… Jean-Marie Le Pen avait fait 15 % aux élections présidentielles de 1995, et sa petite entreprise continuait de progresser. Je ne relevais généralement pas les provocations d’élèves, mais les brèves discussions qu’on peut avoir parfois en fin de cours me révélaient que beaucoup de jeunes avaient cédé aux sirènes de l’extrême droite. Comment pouvait-il y avoir un tel décalage entre cette génération et la mienne ?
Ma génération était celle des enfants de la guerre. Mes parents avaient une dizaine d’années en 1945, le traumatisme laissé par la découverte des camps de concentration et l’horreur nazie étaient encore dans toutes les mémoires. Nos professeurs nous avaient fait lire Camus, Aragon, Sartre. Nous connaissions tous les dernières paroles de La Résistible Ascension d’Arturo Ui[2] (« Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde »). Nous avions tous en tête le final en demi-teinte de La Peste : « Écoutant, en effet, les cris d’allégresse qui montaient de la ville, Rieux se souvenait que cette allégresse était toujours menacée. Car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu’on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse. »
Alors j’ai lu Matin brun en classe. J’ai parlé aux élèves de ces personnages de Charlie et du narrateur, deux braves types qui aiment siroter un café tranquille, jouer au tiercé, regarder la finale de la Coupe des coupes ou se faire une partie de cartes. Quand ils apprennent qu’une directive leur impose de tuer les chats et chiens qui ne sont pas bruns, ils le font, se disant qu’au fond, ce n’est pas très grave. Mais la politique de ségrégation ne s’arrête pas là : bientôt la presse libre disparaît, certains livres (« une affaire pas très claire » pour le narrateur) sont retirés des bibliothèques. Il devient prudent d’utiliser l’adjectif brun ou brune à la fin de ses phrases : « […] après tout, le langage c’est fait pour évoluer et ce n’était pas plus étrange de donner dans le brun, que de rajouter ‘‘putain con’’, à tout bout de champ… »
De compromissions en petites lâchetés, Charlie et son ami acceptent l’état brun jusqu’au jour où l’impossible se produit : ce sont les propriétaires de chiens bruns qui sont visés, puis tous ceux qui en ont possédé un. Charlie disparaît.
Je ne suis pas sûr d’avoir convaincu mes élèves de l’époque, qui, très pragmatiques, trouvaient absurde le programme de « l’état brun ». Mais qu’importe, le texte était accessible ; chez certains, il a fait mouche. Il a permis de montrer comment la mise en place d’un état autoritaire passe par des mesures qui semblent anodines, mais dont l’arbitraire est toujours significatif d’une menace.
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