Sur le thème de la solitude du personnage tragique, l’étude
qui suit propose un commentaire de la scène 5 de l’acte III du Roméo et Juliette de Shakespeare, il
s’agit d’un moment clé, celui où Juliette prend soudain pleinement conscience
du tragique de sa situation puisqu’elle se voit abandonnée de tous. Le
professeur de troisième pourra utiliser cet extrait pour initier ses élèves à
l’exercice du commentaire, trop souvent déroutant pour l’élève de seconde. Il
ne s’agit évidemment pas de faire produire un commentaire complet à une classe
de troisième mais de faire observer une structure d’entrainer à la rédaction de
paragraphes analytiques… Les nouveaux sujets de brevet n’étant plus guidé par
une logique de la structuration en « axes de lecture », l’exercice
n’en sera que plus utile. Le tableau de Waterhouse, intitulé Juliette ou Le Collier de perles bleues
relève clairement de la problématique « art, mythes et religions »
qu’on peut aborder en classe de troisième, dans le cadre de l’histoire des arts.
Il s’agira de montrer comment un peintre de la fin du XIXe s’empare d’une
figure mythique pour la revivifier et lui donner sens. Si l’œuvre de Waterhouse
peut sembler familière aux élèves ses tableaux étant fréquemment convoqués pour
illustrer les manuels, l’homme est peu connu et peu étudié, y compris dans les
usuels, nous avons jugé bon de développer un peu sa biographie.
1. Etude de texte, extrait de Roméo et Juliette, III, 5, pp. 98-100, de « Ah, si vous ne
vous mariez pas… » à la fin de la scène, éd. l’école des loisirs, 2006.
Pour faciliter les repérages dans le texte, nous avons
numéroté les vers de 5 en 5, sans tenir compte des didascalies,.
Avec Roméo et Juliette
Shakespeare module, sur le thème des amants malheureux, l’une des versions les
plus poignantes de l’histoire littéraire. Le mythe existait avant Shakespeare,
le dramaturge élisabéthain lui donne une forme et des accents inédits. Tragédie
absolue, Roméo et Juliette n’entre
évidemment pas dans les canons de la tragédie classique française, Shakespeare
ne se soucie d’aucune sorte de règle, il subordonne son sens de la dramaturgie
à l’effet recherché, il s’agit de manifester dans toute son absurdité l’horreur
d’une société patriarcale qui a fondé son honneur sur la violence. Les Capulet
et les Montague, deux nobles familles de Vérone sont ennemis de toute éternité,
leurs héritiers respectifs Juliette et Roméo tombent amoureux l’un de l’autre
et se marient secrètement. L’acte III voit l’action se précipiter : Roméo
banni par le duc Escalus, pour avoir tué Tybaldt le cousin de Juliette a dû
quitter Vérone. Juliette doit seule affronter ses parents qui ont décidé de la
marier au comte Paris. Opposée à des adultes inflexibles, Juliette apparait de
plus en plus seule et incarne la tragédie de la jeunesse meurtrie.
[1. Des adultes
inflexibles et versatiles]
Le père de Juliette se montre particulièrement inflexible,
et il ne cesse de la menacer des pires maux si elle refuse d’obéir à sa
volonté. Les subordonnées hypothétiques dessinent une gradation (« si vous
ne vous mariez pas… », « Si vous êtes ma fille… », « Si tu
ne l’es plus… ») qui traduit le cheminement de son raisonnement : ne
pas lui obéir c’est le désavouer et conséquemment s’exclure du cercle familial.
Le menace est tantôt formulée au futur (« vous ne logerez plus avec
moi », « jamais je ne te reconnaîtrai »), tantôt à l’impératif (à
nouveau sous la forme d’une gradation, « va au diable, mendie, meurs de
faim. ») : le futur présente les conséquences d’une désobéissance
comme une certitude, l’impératif exprime une série de malédictions qui manifestent
la fureur du vieux Capulet. Son mépris se traduit par le passage du vouvoiement
au tutoiement (dans le texte anglais « you » devient
« thou ») et l’utilisation de termes dépréciatifs : « Allez
paître ou vous voudrez », Juliette se voit ainsi assimilée à une tête de
bétail. Ce faisant Shakespeare rappelle malicieusement l’injustice qui frappe
la femme dans cette société médiévale où elle sert de monnaie d’échange.
L’attitude du père Capulet semble d’autant plus incompréhensible qu’on l’avait
vu, dans la scène 2 de l’acte I, s’entretenir avec Paris et subordonner le
mariage de sa fille au consentement de cette dernière.
Face à la supplication de Juliette (« Oh mère bien
aimée, ne me rejetez pas »), le comportement de lady Capulet est tout
aussi cassant : aux injonctions qu’elle profère (« Ne me parle
plus.. », « Fais ce que tu voudras… ») succèdent des constats au
présent d’énonciation : « je n’ai rien à te dire », « entre
toi et moi, tout est fini ». Alors que le père laisse à Juliette le temps
de la réflexion, sa mère rompt immédiatement le dialogue, mettant en acte les
menaces du père. Le spectateur voit se concrétiser en cet instant une
difficulté relationnelle qui transparaissait déjà quelques scènes plus tôt (I,
3) : lorsqu’il s’agissait d’entretenir Juliette de son futur mariage, lady
Capulet ne pouvait se résoudre à le faire seule et invitait la nourrice à
assister à l’entretien.
Juliette se tourne alors tout naturellement vers sa nourrice,
la confidente de toujours, mais son attitude s’avère tout aussi décevante
puisque, contre toute attente, elle lui conseille d’épouser le comte. Son
raisonnement se veut pragmatique, puisque Roméo ne peut désormais visiter
Juliette qu’à la dérobée (v. 24) et que ce mariage ne peut que lui « être
bon à rien », autant épouser le comte Paris. L’« aimable
gentilhomme » vaut mieux que ce « torchon » de Roméo. La
nourrice ne perçoit sans doute pas à quel point ses paroles peuvent heurter
Juliette qui n’en croit pas ses oreilles. Elle feint toutefois la repentance et
dans le monologue final laisse transparaître ses sentiments, traitant la nourrice
de « vieille damnée », d’« abominable démon » (v. 43) et
soulignant l’incohérence de la vieille femme en utilisant l’antithèse « ravaler »
/ « exalté » qui traduit parfaitement son inconséquence.
[2 La solitude de
Juliette]
A l’issue de cette scène la solitude de Juliette est extrême :
mise en demeure d’épouser le comte Paris qu’elle réprouve, elle se retrouve
seule, confrontée à une situation sans issue.
Le mouvement de la scène manifeste cet isolement progressif
dont l’héroïne est victime, les didascalies se résument à une succession de
« Il (Elle) sort ». Tous ses proches lui tournent le dos, la laissant
de façon de façon symbolique, la fin de cet acte, seule en scène.
Cette solitude, Juliette la pressent, puisque qu’avant de
s’adresser à sa mère, elle se retrouve déjà en situation de monologue
« N’y a-t-il pas de pitié, planant dans les nuages, /qui voie au fond de
ma douleur ? » (v. 10). Elle en appelle à Dieu, métonymiquement
désigné par la pitié avant de prier sa mère de « simplement »
repousser ce mariage. Juliette voudrait obtenir ne serait-ce qu’un délai qui
lui permette de se retourner pou faire face à cette situation nouvelle.
Elle presse alors sa nourrice de l’aider :
« Console-moi ! Conseille-moi ! » (v. 19). Les impératifs
traduisent la nécessité dans laquelle, elle se trouve. Le cynisme de la
nourrice n’en paraît que plus révoltant et l’on comprend la réaction de
Juliette. « Tu m’as merveilleusement consolé », constate-t-elle
ironiquement. Dès cet instant, le ton a changé et Juliette est déterminée à
agir par elle-même. En quelques secondes elle a pris la décision de recourir
aux bons soins de frère Laurent. Et le spectateur comprend que l’absolution à
laquelle elle prétend aspirer n’est qu’une ruse.
Dans le monologue final où elle peut laisser éclater ses
sentiments, Juliette explicite les griefs qu’elle a désormais contre sa
nourrice : « Je ne sais quel est ton plus grand crime, ou de
souhaiter que je me parjure / Ou de ravaler mon seigneur de cette même bouche /
Qui l’a exalté au-dessus de toute comparaison. » (v. 44-46). Elle
s’indigne contre l’inconséquence de cette femme qui l’a aidé à épouser Roméo et
qui l’engage à trahir l’un des sacrements de l’église.
[3. Une héroïne
tragique}
Juliette apparait bien comme une héroïne tragique :
prise au piège d’une situation sans issue, elle ne dispose que de ses seules
forces pour lutter et semble victime d’une manipulation tragique.
Rejetée de tous, Juliette s’est lancée seule sur des chemins
d’infortune. Mariée à Roméo qu’elle ne peut appeler à son aide puisqu’il est
banni. Elle constate d’abord le retournement de son père. « Laissons deux
été encore se flétrir dans leur orgueil, / Avant de la juger digne pour le
mariage », conseillait-il (p. 18) au comte Paris. Or voilà que tout à coup
il change d’avis et va même jusqu’à précipiter le mariage. Tel un agent du
destin il semble vouloir conduire Juliette à sa ruine. L’attitude de Lady
Capulet est tout aussi étrange. Juliette lui fait entrevoir la possibilité de
sa mort prochaine : si on persiste à vouloir ainsi la marier, elle
l’enjoint à dresser « le lit nuptial / Dans le sombre monument où Tybaldt
repose. » Avec la périphrase qui évoque la mort récente de son cousin,
Juliette espère susciter une réaction de compassion chez sa mère. Or il n’en
est rien.
Juliette se trouve donc confrontée à l’étrange inflexibilité
de ses parents et à la trahison de sa nourrice. « Se peut-il,
s’écrie-t-elle, que le ciel tende de pareils pièges / à une créature aussi frêle
que moi ? » François-Victor Hugo a choisi de traduite l’anglais
« stratagem » par « piège », les deux mots sont éloquents,
le « Ciel » et toute sa puissance s’acharnent à détruire celle qui se
définit en tant que « frêle créature ». N’est-ce pas là l’essence du
tragique ?
Et si piège il y a, il est bien infernal car Juliette est
prise au cœur d’un dilemme. Elle ne balance pas, ainsi que pourrait le faire
croire le conseil grossier de la nourrice entre se marier à Paris et rester
fidèle à Roméo. « Entre toi et mon cœur, conclut Juliette dans son monologue,
il y a désormais rupture. » Pas une seconde elle n’envisage de porter
crédit au conseil de la nourrice qui est à la fois parjure et ignominie. Son
dilemme consisterait plutôt à avouer ou ne pas avouer son mariage secret à ses
parents.
Mais ces derniers lui ont déjà semble-t-il fermé les portes.
« Si vous êtres ma fille, lui assenait son père, je vous donnerai à mon
ami » (v. 1). Il se trouve elle a déjà fait le choix de l’ennemi, elle
n’est donc plus la fille de son père, plus digne de l’héritage des Capulet.
Comment dès lors pourrait-elle annoncer à son père qu’elle a épousé son
ennemi ? La tragédie de Juliette est la tragédie d’une parole qui
s’enferme, d’une vérité indicible parce que contraire à la coutume.
Juliette est bien victime d’un stratagème, qu’il vienne,
comme elle le pense, du ciel ou d’un calcul de ses parents. La mécanique
tragique est enclenchée et la jeune héroïne n’a d’autre ressource que de
confirmer l’amour et le lien qui l’unissent à Roméo.
Conflit de génération, solitude, tragédie de l’innocence
confrontée à la machine infernale d’une société coercitive, tout conduit les
jeunes héros au drame. Leur mort sera d’autant plus absurde qu’il était mille
moyens de l’éviter mais l’essence du tragique n’est-elle pas de manifester le
caractère illusoire de la liberté humaine ? Shakespeare, mieux qu’aucun
autre a su dompter les rouages de cette machine à broyer les destinées qu’est
la tragédie, de Roméo et Juliette à Macbeth son théâtre module toutes les
voies de la folie humaine.
2. Waterhouse
John William Waterhouse était sans doute prédestiné à la
peinture puisque ses deux parents, d’origine britannique, étaient eux-mêmes
peintres. Il nait à Rome en 1849 et suit ses parents qui ont décidé de rentrer
en Angleterre en 1854. Sa mère décède trois ans plus tard de la tuberculose et
son père se remarie en 1860. Il reçoit une éducation classique dans une école
de Leeds – sa famille paternelle était originaire du Yorkshire ‑ que ses
biographes ne sont pas parvenus à identifier. Pendant ses neuf années d’étude,
sa famille occupe différents logements dans le quartier de Kensington et
lorsqu’il revient à Londres, le jeune John William que tout le monde surnomme « Nino »
travaille avec son père avant d’être admis comme étudiant en sculpture à
l’école de la Royal Academy. Ses
premières expositions à la Society of
british artists manifestent l’influence de peintres néo classiques comme Alma-Tadema
et Frederick Leighton.
Ses toiles sont remarquées et la première de ses œuvres
acceptée par la Royal Academy pour
son exposition estivale annuelle est une scène mythologique et allégorique, Le Sommeil et sa demi-sœur, La Mort. En
1877, il voyage en Italie, visite Pompéi sous le charme de laquelle il tombe,
il produit alors des scènes de genre inspirées de l’antiquité. Waterhouse qui
est désormais un peintre reconnu épouse Maria Kenworthy – elle-même peintre –
en 1883, la même année, l’un de ses tableaux antiques, Les Favoris de l’empereur Honorius est acheté par l’Art Gallery of
South Australia.
Le jeune couple s’installe non loin de Primrose Hill au nord-ouest de
Londres, où Waterhouse a loué un atelier, son penchant pour l’occultisme et les
rites magiques s’affirme dans les grandes œuvres qu’il peint entre 1884 et 1887
(La Visite à l’oracle, Sainte-Eulalie, Le Cercle). Ces peintures dramatiques accroissent son prestige et
lui valent d’être associés à la Royal Academy où il donnera désormais des cours
de façon ponctuelle. Sa Mariamne,
toile de grand format qui représente la martyre juive (1888), est primée aux
expositions universelles de Paris, Chicago et Bruxelles.
Avec La Dame de
Shalott – qui constitue probablement sa toile la plus connue – Waterhouse
reprend les thèmes d’inspiration préraphaélites. Le tableau illustre le fameux
poème de Tennyson et fait écho à l’Ophélie
de Millais (exposée à Londres en 1886), le motif décadent de la femme associée
à l’eau et à la mort ne va cesser de le hanter, il reprendra deux fois le motif
de la Dame de Shalott en 1894 et 1914) et proposera sa propre version d’Ophélie
en 1889. L’échec de ce tableau qu’il ne parvient pas à vendre, la mort de son
père l’année suivante le conduiront à modifier son inspiration et sa technique.
Après un nouveau voyage en Italie, il s’appuie sur les
classiques antiques pour composer des scènes colorées qui vont remporter de
grands succès : Ulysse et les
Sirènes (1891), Circé offrant
la coupe à Ulysse (1892)…
Sa Sainte-Cécile,
présentée en 1895 reçoit des critiques un accueil favorable, ces derniers
voient en lui une sorte d’héritier naturel des préraphaélites dont les
principaux instigateurs viennent de mourir (Burne Jones, Millais). Il est élu
académicien la même année et siégera au comité directeur jusqu’en 1911. En 1897
son Hylas et les nymphes crée
l’événement lors de l’exposition à la Royal Academy, il y met en scène de façon
saisissante la fatale attraction érotique des jeunes femmes sur le compagnon
d’Hercule.
Durant ses dernières années, il ne cesse de peindre, les portraits
féminins constituant l’essentiel de sa production. Un modèle qu’on n’a jamais
pu identifier de façon certaines y apparaît plus de soixante fois, il pourrait
s’agit d’une certaine Muriel Foster. C’est la désaffection des critiques pour
les illustrations de récit qui conduit Waterhouse
à réaliser des portraits de femmes dans un cadre champêtre. Il revient néanmoins
vers la fin de sa vie à aux œuvres et mythes littéraires (Pénélope et les prétendants – 1912 ; Dante et Beatrice, 1915 ; Miranda
‑ La Tempête (de Shakespeare), 1916. Il meurt chez lui, victime d'un
cancer de foie, en 1917.
Juliet or The blue necklace,
Description
Le tableau est d’abord remarquable par sa composition :
Juliette, de profil, saisie en plan américain occupe le premier plan, à sa
droite, au second plan : un cours d’eau et les parapets des digues qui le
contiennent. La scène n’offre pour tout horizon que les murs des maisons qui
enserrent Juliette. Derrière la jeune fille (à droite pour le spectateur) un
pont de pierre enjambe le cours d’eau. Juste au dessus de sa tête, on distingue
un petit fragment de ciel entre deux maisons. Dans ce décor un peu oppressant,
Juliette est seule, elle se dirige vers la gauche mais le peintre semble l’avoir
saisie comme figée dans un moment d’hésitation. Peter Trippi y voit une
caractéristique de l’art de Waterhouse qui, selon lui, évitait « toute
forme d’action énergique au profit d’une immobilité qui exprimait les moments
clés du récit. »
Juliette porte la main à son collier, un bijou composé de
perles bleues, le sous-titre du tableau the « Blue necklace » ainsi
que son positionnement il est au centre du tableau à la croisée des deux
diagonales en font un objet emblématique. Juliette est une jolie jeune femme
brune dont le modèle demeure mystérieux. Waterhouse était un peintre secret qui
n’a laissé ni journal ni correspondance suivie, seules quelques notes
permettent d’identifier ses modèles. Néanmoins, comme le fait remarquer Peter
Trippi
« Dans la tradition académique, il dépassait [les] particularités [de ses
modèles] pour créer son propre type de beauté féminine idéalisée,
reconnaissable au premier coup d’œil. » Juliette est la parfaite incarnation
de cette beauté idéalisée : teint pâle, rehaussé d’une légère carnation
rosée, œil mélancolique, opulente chevelure brune. Elle est vêtue d’une robe
rouge et blanche, un fin diadème doré orne et retient sa chevelure. Vêtements
et parures discrètes signent la noblesse de la jeune femme.
La composition générale du tableau est des plus simples :
les horizontales (fleuve, parapets), murs des maisons dominent. La silhouette
de Juliette, prolongée par le fragment de ciel bleu au dessus de viennent
trancher verticalement sur ces parallèles.
Eléments d’interprétation
Il n’y a dans le pièce de Shakespeare qu’un seul moment où
Juliette ait pu circuler seule dans Vérone, ce sont les instants qui font suite
à la scène que nous avons étudiée. Les conventions de l’époque faisaient qu’une
jeune femme de la noblesse ne pouvait sortir de chez elle sans être
accompagnée. Mais voilà que Juliette est seule, sa nourrice, celle qui depuis
le début lui a servi de confidente et d’adjuvant, vient de la trahir :
« Entre toi et mon cœur, a conclu Juliette, il y a rupture ». Elle ne
peut compter que sur le frère Laurent et sur elle-même. C’est donc seule
qu’elle fait le déplacement jusqu’à la cellule du frère. Et c’est ce moment
intensément dramatique que Waterhouse choisit de représenter.
On comprend dès lors le moment d’hésitation que peut
éprouver l’héroïne, elle a certes opté pour la rupture mais une telle rupture
ne peut se faire sans appréhension. C’est à sa famille, à son univers social et
à son enfance qu’il lui faut dire adieu et, si l’on entre dans les vues du Destin,
c’est à la vie elle-même qu’elle tourne le dos. Waterhouse a parfaitement
intégré toutes les données du problème qu’il condense avec habileté dans une
scène très dépouillée mais très signifiante. Elizabeth PretteJohn fait
remarquer que Waterhouse « est capable de dramatiser un récit pictural
avec une telle clarté qu’il le rend immédiatement intelligible, si complexes
que soient ses connotations littéraires ou ses messages secrets. »
L’omniprésence de la pierre symbolise le carcan qu’ont érigé
les deux maisons rivales autour de nos deux amoureux. Ce sont les vieilles
familles de Vérone qui ont construit la ville : la pierre, les maisons
sont donc l’œuvre des pères. Le tableau scinde cet univers de pierre en séries
de deux ensembles eux même symboliques (de l’antagonisme Capulet / Montague) :
il y a deux maisons, à l’arrière plan, deux rives qu’un pont de pierre fait se
rejoindre. On peut y déceler la représentation métaphorique du mariage de Roméo
et Juliette – qui ont uni les maisons Montague et Capulet ‑mais il est à noter
que Juliette lui tourne le dos, leur mariage est derrière elle, inavouable. Sa
nourrice vient même de l’inciter à l’ignorer. Est-ce le souvenir de son union à
Roméo qu’elle invoque pour se donner la force de continuer ?
Les eaux du fleuve, derrière Juliette viennent nous rappeler
une association récurrente dans l’œuvre du peintre. La femme l’eau la mort
s’allient en un balai que la fin de siècle n’a de cesse de mettre en scène à
travers les figures d’Ophélie, de la dame de Shalott, des sirènes ou des
naïades qui attirent Hylas au fond de l’eau. Waterhouse a abordé ou abordera
tous ces motifs. L’eau, symbole féminin est aussi celui d’une attraction fatale.
Le fleuve derrière Juliette rappelle donc ce thème de la mort – les eaux du
Styx ‑mais il est aussi une image du destin en marche. Juliette va ici a
contrario du courant qu’elle semble remonter, la direction que le peintre lui
assigne – elle va vers la gauche – contrarie nos habitudes de lecture et rend
plus perceptible la difficulté de l’entreprise. En se rendant chez frère
Laurence elle tente l’effort ultime qui lui permettrait de rejoindre celui
qu’elle aime.
Mais les signes funestes se multiplient. Ce pont qu’ont
construit Roméo et Juliette par leur mariage ressemble à une bouche d’ombre où
le fleuve va s’engloutir, dans sa partie supérieure, il conduit au ciel qui
n’est lui même qu’un petit rectangle pâle à peine visible et le décor de pierre
préfigure les murs du tombeau qui attendent la jeune fille.
La dimension tragique du personnage nous apparaît dès lors d’une
façon particulièrement intense : le décor rugueux, minéral fait ressortir
sa jeunesse et sa fragilité. La robe rouge et blanche symbolise les
contradictions de l’héroïne : malgré son jeune âge, elle est une femme mariée
qui a connu l’amour – l’une des scènes les plus touchantes de la pièce est la
scène dite du « rossignol » où les deux amants se disent adieu après
une nuit d’amour. Si le rouge est la couleur du désir, elle est aussi celle de
la terre et de la chair. Dans la tradition picturale occidentale il n’est pas
rare de voir la vierge Marie vêtue de rouge et de bleu, les deux couleurs
renvoyant à sa double nature (terrestre et divine). Le blanc de la robe de Juliette
rappelle la jeunesse et la pureté du personnage, il est peut être aussi le
signe annonciateur du linceul.
Le moment d’hésitation que saisit le peintre a tout du
fameux dilemme tragique. Les signes funestes se sont multipliés dans la pièce
et il est normal que Juliette hésite à faire face à son destin. Elle triture
machinalement un énigmatique collier de perles dont la couleur rappelle celle
du des eaux du fleuve. Il n’est pas fait mention de l’objet dans la pièce de
Shakespeare ; Waterhouse semble néanmoins vouloir lui conférer une signification
particulière. La perle est traditionnellement associée à Vénus – à l’amour
donc. Par sa couleur elle rappelle aussi la lune et renvoie à la féminité. Le
dictionnaire des symboles de Chevalier et Gheerbrandt nous apprend que,
« précieuse », elle « symbolise le royaume des cieux ». La
perle est pure« parce qu’elle est réputée sans défaut, qu’elle est
blanche, que le fait d’être tirée d’une eau fangeuse ou d’une coquille grossière l’altère
pas. »
C’est sans doute sur la dénaturation de sa couleur habituelle
que Waterhouse attire notre attention, y compris dans le titre. La perle dont
il fait ici état n’est pas celle qui symbolise le royaume des cieux. La
religion de Juliette n’est pas celle du christ, elle lui est antérieure.
Toujours selon chevalier et Gheerbrandt, la perle joue « un rôle de centre
mystique », « elle ressemble, poursuivent-ils plus loin, à l’homme
sphérique de Platon, image de la perfection et des fins de l’homme »
Juliette fait le choix, au mépris des conventions, de rejoindre Roméo de
reformer l’androgyne qui leur préexistait. Sa solitude n’est donc que
temporaire et dans le fleuve du destin, par-delà la mort, elle finira par
retrouver celui qu’elle aime. Il n’est pour les amants de plénitude possible que
dans cette eau qui est aussi la mort.
Le tableau de Waterhouse illustre donc parfaitement, cet
instant particulièrement tragique où Juliette, à la croisée des chemins, décide
de contrevenir aux normes familiales et sociales. Il manifeste, comme le
signalait Elizabeth
Prettejohn, un sens et une compréhension des enjeux du texte particulièrement
affûtés. On pourra en guise d’ouverture montrer aux élèves d’autres
représentations tirées de l’univers de Shakespeare, Waterhouse s’est emparé par
deux fois du personnage de Miranda dans La
Tempête (en 1875 et en 1916) la comparaison des deux tableaux pourra faire
ressortir l’inclination grandissante du peintre envers le romantisme. Sa Marianne dans le midi de 1887, traduit
par ailleurs une parfaite intelligence du personnage qui apparaît dans la
comédie, Mesure pour Mesure.
Peter Trippi, Elizabeth Prettejohn, Robert
Upstone, J. W. Waterhouse, 1849-1917 : le préraphaélite moderne, Ed. BAI, 2009.
Peter Trippi, J. W. Waterhouse,
Phaidon, 2004.
Anthony Hobson, J. W. Waterhouse, Phaidon, 1992.