Révision

La plupart des articles (traductions exceptées) ont été révisés au cours de l'automne 2014, d'où certains anachronismes au regard de la date de publication.

vendredi 20 décembre 2024

L’Auteur, l’auteur !, de David Lodge : le style face au succès

 
Avec L’Auteur, l’auteur !, David Lodge met en scène deux figures d’écrivains que tout oppose (deux amis pourtant !), Henri James, adepte du style recherché dont l’œuvre est longtemps restée confidentielle et George Du Maurier, auteur amateur qui remporte soudainement un succès considérable.

La richesse d’une œuvre

« Londres, décembre 1915 », Henry James se meurt. Célibataire endurci, voué à son art, il est entouré de sa secrétaire, de ses domestiques et de sa belle sœur qui vient d’arriver. Consternation et tristesse se sont emparées du personnel qui voue un véritable culte à ce maître distant et bon qu’est « le vieux gentleman » comme on le surnomme avec un mélange de respect et d’affection. Deux figures émergent de ce premier chapitre de L’auteur ! L’auteur !, le roman que David Lodge consacre à Henry James : Théodora Bosanquet, la secrétaire de l’écrivain qui a pris en notes les derniers chefs d’œuvre du grand homme et Minnie Kidd, jeune servante réservée. Désireuse de comprendre ce qui fait la renommée de son maître, Minnie demande à Théodora de lui conseiller un livre du maître.

La secrétaire met entre les mains de Minnie, La bête de jungle et lorsque Théodora, le lendemain, demandera à Minnie si elle a aimé la nouvelle, la jeune servante sera obligée d’admettre que « tout est difficile dans ce livre ». Théodora explique alors à la jeune femme la dimension symbolique du titre : « Toute sa vie Marcher [le héros] a eu le pressentiment qu’il va lui arriver quelque chose d’extraordinaire  et de terrible, qu’il compare à une bête sauvage qui attend de bondir sur sa proie. » La scène présente un double intérêt, elle met en place l’une des questions qui ne vont cesser de hanter l’intrigue, « qu’est-ce qui fait la différence entre la littérature populaire et littérature tout court ? », et apporte une première réponse : si le texte littéraire  « exige beaucoup de ses lecteurs », il lui apporte aussi énormément.

[1] Jean-Michel Ganteau, David Lodge. Le choix de l’éloquence, Presses universitaires de Bordeaux, 2011.

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vendredi 22 novembre 2024

Le Fantôme de l’Opéra, de Gaston Leroux : labyrinthe et manipulation


Publié en feuilleton au cours des années 1909 et 1910, Le Fantôme de l’Opéra est sans doute le plus célèbre des romans de Gaston Leroux. Peuvent en témoigner les nombreuses adaptations cinématographiques dont le livre a fait l’objet: Rupert Julian2 (1925), Arthur Lubin (1943), Terence Fisher (1962), Brian de Palma (sous le titre Phantom of the Paradise, en 1974), Dario Argento (1998), etc. Comment expliquer la fascination exercée par ce roman sur des générations de cinéastes? Dans la plus pure tradition du roman populaire, Gaston Leroux a, certes, composé un récit fait de rebondissements spectaculaires, mais le principal attrait de l’œuvre réside sans doute dans la topographie qu’elle met en place. L’opéra Garnier, cet édifice un brin clinquant qui accueille les spectacles les plus prestigieux, auxquels se presse la haute société parisienne, est aussi un espace labyrinthique fait de portes dérobées, de souterrains et de chausse-trapes à forte valeur symbolique. En outre, rédigeant Le Fantôme de l’Opéra, Gaston Leroux remet à l’honneur un genre qui avait suscité l’engouement des lecteurs cent ans plus tôt: le roman gothique.



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vendredi 15 novembre 2024

Lire Notre-Dame de Paris, de Victor Hugo, aujourd’hui, du collège au lycée

 


Il y a peu, j’ai demandé à mes élèves de première de lire un roman évoquant le thème de la marginalité. Ils avaient le choix entre une trentaine de titres parmi lesquels figurait le roman de Victor Hugo, Notre-Dame de Paris. J’avais mis en garde les lecteurs peu entraînés. Il s’est malgré tout trouvé une demi-douzaine d’aventuriers pour explorer les arcanes du roman d’Hugo, cinq d’entre eux ont fini par abandonner. J’ai évidemment félicité la lectrice de fond qui avait effectué le parcours jusqu’au bout. Et, avec les autres, nous avons cherché les raisons de cet échec. La plupart ont évoqué le rythme du récit, une action qui tarde à démarrer, l’absence de héros ou d’héroïne immédiatement identifiable, les difficultés posées par une syntaxe parfois baroque, et la richesse d’un lexique un brin clinquant qui cherche la couleur locale. Bref, une écriture déroutante bien éloignée des standards d’aujourd’hui qui privilégient provocation et surprise. L’anecdote fait apparaître que la lecture de Victor Hugo, même en classe de première, devient difficile. Alors comment, dès lors, aborder ou faire lire une telle œuvre aujourd’hui ?

Confronté au problème, on songe tout de suite à l’ancienne pratique des morceaux choisis, Gallimard a d’ailleurs publié une anthologie[1] pertinente de Notre-Dame de Paris, commentée par Alain Goetz, lequel commence ainsi sa préface : « Hugo a interdit qu’on découpe ses textes en morceaux. En 1859, il écrit : “Les libraires [les éditeurs] qui, abusant du domaine public, tronqueront mes œuvres sous prétexte de choix, œuvres choisies, théâtre choisi, etc., etc., seront, je le leur dis d’avance, des imbéciles. J’existerai par l’ensemble.” Soit ! Hugo fait bien partie de ces « hommes océan », de ces génies dont il évoque l’existence dans la préface de son William Shakespeare. Mais il nous faut convenir que la plupart d’entre nous avons appris à nager en piscine, et l’on peut considérer que si des élèves de première n’en sont plus tout à fait au stade de l’apprentissage, on peut, sans remords, conseiller aux collégiens une anthologie ou une édition abrégée pour pallier la difficulté que posent longueurs et digressions dans les romans d’Hugo. Cela dit, il n’est pas pour autant certain que des collégiens parviendront à s’emparer seuls de l’excellente version abrégée de l’école des loisirs[2] (à laquelle nous nous référerons dans la première partie de l’article). Il faudra aussi que le professeur les aide, dessine des parcours, ait recours à la lecture à voix haute.

En cinquième : destins d’enfants trouvés

Notre-Dame de Paris est un roman qui convient parfaitement aux enjeux des classes de cinquième. La dimension historique autorise une approche interdisciplinaire, et le roman illustre avec pertinence l’objet d’étude « Avec autrui : familles, amis, réseaux ». Les deux figures héroïques du roman, la Esmeralda et Quasimodo, sont des « sans famille », des enfants adoptés. L’un et l’autre seront d’ailleurs cause de la ruine de leurs familles d’adoption respectives. Il est, dès lors, tout à fait possible de montrer comment se dessine ce double parcours dans le roman. La Esmeralda est immédiatement liée à la cour des Miracles dont elle constitue, par son innocence et sa pureté, un paradoxe et un motif de fierté. Le professeur peut lire à voix haute les premiers chapitres du livre II (pages 35 à 50) qui permettent de familiariser le lecteur avec la vision fantasmagorique que Victor Hugo donne à ce lieu. Il invite les élèves à lire le livre IV qui rapporte l’adoption de Quasimodo, et le troisième chapitre du livre VI qui raconte en quelles circonstances la petite Esmeralda (appelée alors Agnès) est enlevée à sa mère.

Il s’agit ensuite de montrer comment le romancier a tissé les fils croisés de deux destinées fatales, l’emprisonnement de la Esmeralda dans les tours de Notre-Dame suscite le soulèvement de la cour des Miracles et son anéantissement par les troupes du roi. L’amour désespéré de Quasimodo pour la belle bohémienne le conduira à balancer son père adoptif par-dessus les balustrades du haut des tours de la cathédrale.



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vendredi 11 octobre 2024

Briony May Smith redonne le sourire aux Brontë


 « Les gens ont tendance à penser que les enfants Brontë ont eu une vie triste et lugubre », constate, assez justement Sara O’Leary, scénariste de l’album Au pays des histoires. L’enfance de Charlotte, Branwell, Emily et Anne Brontë. Mais ils pensent aussi que, « pendant les années où ils vivaient ensemble et où ils laissaient libre cours à leur imagination, leur enfance semble avoir été heureuse ». La page de couverture donne le ton : les quatre enfants Brontë, au cœur de la grisaille des paysages de lande qui ont inspiré Les Hauts de Hurlevent, sous un ciel chargé de nuages bas, ont le sourire, un rayon de soleil éclaire leurs visages rêveurs et animés. L’image reprend la composition du fameux tableau à la colonne de Branwell : Anne rêve, Emily est absorbée dans sa lecture, Charlotte, plume à la main, retranscrit, sous le regard attentif de Branwell, les idées romanesques que suscite l’émulation des quatre imaginations réunies.

La première double page montre Anne et Charlotte à travers l’une des fenêtres du presbytère d’Haworth, où elles ont grandi, en train de confectionner un petit livre. Charlotte écrit pour sa petite sœur. De façon symbolique, la maison qui occupe la page de droite dévore une partie de la page précédente, laquelle laisse entrevoir le même paysage de lande que sur la couverture. Le monde de l’intériorité symbolisé par la maison prend ainsi le pas sur le monde extérieur. Sur la page suivante, Anne ouvre le petit livre confectionné par Charlotte, et les motifs de l’histoire, des parents qui voyagent, une petite fille et un château, s’impriment sur la tapisserie, à l’arrière-plan. Les frontières entre l’imaginaire et le réel apparaissent ainsi poreuses, le monde de l’imagination en vient à s’inscrire dans le réel.

L’animation l’emporte sur les ténèbres

Le scénario n’occulte pas les drames vécus par la famille Brontë. Une double page saisit en plongée la famille réunie autour d’une table : sur la page de gauche, le père et les quatre enfants sont en train de dîner, à droite, l’autre moitié de la table et trois chaises vides rappellent que la mère et les deux sœurs aînées (Maria et Elizabeth) sont mortes prématurément, « si bien que la maison a été baignée de tristesse pendant de longues années », précise la narratrice.

Les mots du texte sont inscrits sur la partie droite de la table, comme sur une pierre tombale, et la page de droite semble envahie par l’obscurité. La vie et la mort se font face sur cette double page qui n’a cependant rien de sinistre. Le pasteur Brontë préside une table où l’animation des enfants l’emporte sur les ténèbres.

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samedi 7 septembre 2024

Autant en emporte le vent ou le souffle destructeur de l’histoire (sujet type bac HLP)


Alors qu’elle demeurait prostrée, trop faible pour réagir les souvenirs et les craintes l’assaillirent comme des vautours attirés par la mort. Elle n'avait plus la force de dire ; « Je penserai à Maman et à Papa et à Ashley et à tout ce désastre plus tard … Oui, plus tard quand je pourrai le supporter. » Mais qu’elle l’eût on non voulu, c’était maintenant, alors qu’elle ne pouvait pas le supporter, qu’elle pensait à eux. Les pensées tournoyaient et fondaient sur elle, plongeant et enfonçant leurs griffes acérées et leurs becs tranchants dans son esprit. Pendant un temps infini, elle resta inerte, sous les rayons d’un soleil implacable, le visage dans la poussière, se souvenant de choses et de personnes qui étaient mortes, se remémorant un mode de vie à jamais disparu et contemplant les perspective d’un avenir bien sombre.

Lorsqu’elle se releva enfin et vit de nouveau les ruines noircies des Douze Chênes, elle avait la tête haute mais son visage avait définitivement perdu une part de sa jeunesse, de sa beauté et de son aptitude à faire preuve de tendresse. Le passé était le passé. Les morts étaient bien morts. Le luxe paresseux des jours anciens avait disparu et ne reviendrait plus. Et tandis qu’elle ajustait le lourd panier à son bras, Scarlett était résolue, elle savait quelles règles régiraient dorénavant sa vie et son esprit.

Il n'y avait pas de retour en arrière possible, désormais elle irait de l’avant. Dans tout le Sud et durant les cinquante années à venir, il y aurait des femmes qui jetteraient un œil amer sur des temps révolus, sur des hommes disparus, qui évoqueraient des souvenirs douloureux et futiles, tout en supportant la pauvreté avec une fierté acrimonieuse pour la simple raison qu’elles possédaient ces souvenirs. Mais Scarlett ne regarderait jamais en arrière. Elle fixa les pierres noircies et, pour la dernière fois, elle vit les Douze Chênes se dresser devant ses yeux tels qu'ils avaient été, riches et fiers, symbole d'une race et d'un mode de vie. Puis elle se mit en route vers Tara, le lourd panier lui tailladant la chair.

La faim rongeait de nouveau son estomac vide et elle dit à haute voix : « Dieu m’en est témoin, Dieu m’en est témoin, je ne me laisserai pas abattre par les Yankees. Je vais survivre à cela, et quand ce sera fini, je ne connaîtrai plus jamais la faim. Non, ni aucun de mes proches. Et même si je dois voler ou tuer – que Dieu en soit témoin ­, je ne connaîtrai plus jamais la faim. »

Margaret Mitchell, Gone with the wind (Autant en emporte le vent), trad. S. Labbe, 1936.

Question d’interprétation (littérature)

Comment l’héroïne réagit-elle aux événements historiques dont elle est témoins ?

Question de réflexion (philosophie)

Le temps est-il essentiellement destructeur ?

 

https://nrp-lycee.nathan.fr/sequences/autant-en-emporte-le-vent-ou-le-souffle-destructeur-de-lhistoire/

jeudi 20 juin 2024

https://www.ecoledeslettres.fr/relire-matin-brun-de-franck-pavloff-un-phenomene-dedition-contre-lextreme-droite/

Janvier 1999, mon libraire (Bertrand, de La Nouvelle Librairie à Saint-Brieuc) me fait cadeau d’une plaquette de quelques pages, sortie il y a à peine deux mois. Un petit livre brun barré d’une croix noire et qui a pour titre Matin brun. Le nom de l’auteur, Franck Pavloff, me dit vaguement quelque chose, je l’associe à la Série noire ou au Poulpe[1], mais comme je ne suis pas un grand amateur de polars français, je ne le connais pas. Ce qui m’intrigue, c’est que ce soit Cheyne, l’éditeur de poésie, qui ait publié ce petit livre.

Bertrand, en me le tendant, me dit : « Lis-le. Je suis sûr que tu m’en achèteras d’autres… Pour les offrir. » Il n’avait pas tort. J’enseignais alors en lycée technique et professionnel, on m’avait confié des heures d’histoire, et il n’était pas rare, quand on abordait la Ve République, d’entendre un « Jean-Marie » lancé à l’encan. Petite provocation d’élève, pour voir… Jean-Marie Le Pen avait fait 15 % aux élections présidentielles de 1995, et sa petite entreprise continuait de progresser. Je ne relevais généralement pas les provocations d’élèves, mais les brèves discussions qu’on peut avoir parfois en fin de cours me révélaient que beaucoup de jeunes avaient cédé aux sirènes de l’extrême droite. Comment pouvait-il y avoir un tel décalage entre cette génération et la mienne ?

Ma génération était celle des enfants de la guerre. Mes parents avaient une dizaine d’années en 1945, le traumatisme laissé par la découverte des camps de concentration et l’horreur nazie étaient encore dans toutes les mémoires. Nos professeurs nous avaient fait lire Camus, Aragon, Sartre. Nous connaissions tous les dernières paroles de La Résistible Ascension d’Arturo Ui[2] (« Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde »). Nous avions tous en tête le final en demi-teinte de La Peste : « Écoutant, en effet, les cris d’allégresse qui montaient de la ville, Rieux se souvenait que cette allégresse était toujours menacée. Car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu’on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse. »

Alors j’ai lu Matin brun en classe. J’ai parlé aux élèves de ces personnages de Charlie et du narrateur, deux braves types qui aiment siroter un café tranquille, jouer au tiercé, regarder la finale de la Coupe des coupes ou se faire une partie de cartes. Quand ils apprennent qu’une directive leur impose de tuer les chats et chiens qui ne sont pas bruns, ils le font, se disant qu’au fond, ce n’est pas très grave. Mais la politique de ségrégation ne s’arrête pas là : bientôt la presse libre disparaît, certains livres (« une affaire pas très claire » pour le narrateur) sont retirés des bibliothèques. Il devient prudent d’utiliser l’adjectif brun ou brune à la fin de ses phrases : « […] après tout, le langage c’est fait pour évoluer et ce n’était pas plus étrange de donner dans le brun, que de rajouter ‘‘putain con’’, à tout bout de champ… »

De compromissions en petites lâchetés, Charlie et son ami acceptent l’état brun jusqu’au jour où l’impossible se produit : ce sont les propriétaires de chiens bruns qui sont visés, puis tous ceux qui en ont possédé un. Charlie disparaît.

Je ne suis pas sûr d’avoir convaincu mes élèves de l’époque, qui, très pragmatiques, trouvaient absurde le programme de « l’état brun ». Mais qu’importe, le texte était accessible ; chez certains, il a fait mouche. Il a permis de montrer comment la mise en place d’un état autoritaire passe par des mesures qui semblent anodines, mais dont l’arbitraire est toujours significatif d’une menace.


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vendredi 14 juin 2024

Parcours sur les émancipations créatrices : le voyage, source d’inspiration


La question de l’émancipation est au cœur de la poésie rimbaldienne, on a pu le voir avec la séquence que nous lui avons consacrée. Partant d’une poésie proche de la poésie parnassienne le jeune Rimbaud s’affranchit peu à peu des règles et tourne en dérision la figure du poète dans « Ma bohème ». Avec Une saison en enfer et Les illuminations, il adoptera la forme du poème en prose ou le vers libre pour manifester la trajectoire fulgurante d’un jeune homme qui traverse les aléas de l’existence en choisissant la démarche poétique pour idéal et en y renonçant pour vivre malgré tout. Au poète fugueur succède l’homme des grands voyages qui parcourt l’Europe à pied pour finir en Abyssinie. La thématique des voyages était au cœur de sa poésie, l’objet de notre groupement de texte sera d’interroger le lien que le poète semble susciter spontanément entre poésie et émancipation. Il s’agira donc moins d’interroger la question de l’émancipation formelle (qui peut néanmoins être abordée) que de s’intéresser à la manière dont les poètes envisagent le voyage. Pour rester dans le cadre du programme de première nous n’utilisons que des œuvres des XIXe, XXe et XXIe siècles.

Baudelaire, « Un hémisphère dans une chevelure », Le Spleen de Paris, 1869 ;

Laforgue, « Complainte de la lune en province », Les Complaintes, 1885 ;

Mallarmé, « Brise Marine », Poésies, 1887 ;

Cendrars, ouverte de La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, 1913

Segalen, Poème LIII extrait de Tibet (1919), 1979 ;

Yvon Le Men, « Dans le train qui va de Cluj-Napoca à Timişoara », Les continents sont des radeaux perdus, 2024.

On demandera en outre une lecture cursive du recueil d’Yvon Le Men paru récemment aux éditions Bruno Doucey, Les continents sont des radeaux perdus.


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vendredi 17 mai 2024

Le Secret des sables, de Levi Pinfold : un album poétique et initiatique


 Originaire de Cornouailles, diplôme de l’université de Falmouth, Levi Pinfold s’est très vite attiré la reconnaissance des milieux éditoriaux en remportant le « Book Trust Early Years Award » (catégorie jeune illustrateur) en 2006. Il a depuis illustré de nombreux albums et créé pour Bloomsburry les couvertures de la collection Harry Potter (éditions des quatre maisons). Le seul de ses albums personnels publié en France à ce jour était La Légende du Chien noir[1] . L’École des loisirs a récemment mis sur le marché, dans la collection « kaléidoscope », Le secret des sables, un album somptueux, énigmatique et inspiré dont l’intrigue et les illustrations s’adressent aux lecteurs de tous âges.

Une intrigue aux allures de contes

L’intrigue est un peu celle des Sept corbeaux des frères Grimm. Une petite fille, la plus jeune de la fratrie, va sauver ses frères d’une étrange malédiction. Cependant, l’histoire que Levy Pinfold choisit de mettre en scène est beaucoup plus énigmatique que celle des frères Grimm, d’une part parce qu’il confie la narration à son héroïne qui semble habitée d’une prescience et d’une sagesse qui font totalement défaut à ses frères et, d’autre part, parce que les frères Grimm expliquaient longuement dans la situation initiale pourquoi les sept frères se retrouvaient métamorphosés en corbeaux à la suite d’une malédiction paternelle. Ici rien de tel, les trois frères de la narratrices se transforment en dauphin (pp. 16-17) dans la piscine d’un hôtel étrange qui a surgi en plein désert.

Tout commence par une comptine (p. 1) : « Roses blanche, nous vous suivons vers l’Oracle du Vallon / Désert de la mort puis la fontaine d’une demeure souterraine… » Cette comptine dont le lecteur apprendra qu’elle a bercé l’enfance des frères et sœurs (p. 7) est traitée de « chanson stupide » par la petite fille. Cependant, placée en épigraphe de la narration, la comptine en question est un peu la voix du destin assigné aux enfants de cette fratrie.

Les trois frères et la sœur montent dans une Cadillac blanche, la fillette propose de s’arrêter pour « cueillir quelques fleurs pour maman » (p. 7). Alors qu’ils cueillent des roses blanches sauvages, les trois frère ont soif et se dirigent vers un mystérieux hôtel qui ressemble à une forteresse antique (p. 10-11). D’imposantes murailles, des tours élevées, parmi lesquelles une tour pyramidale, constituent une forteresse qui recèle une cour intérieurs d’où émergent les cimes de palmiers élevés et de cyprès effilés.

La double page 12-13 montre les frères qui entrent dans la forteresse, on ne voit que le dernier d’entre eux que l’ombre semble aspirer, la narratrice, sur le seuil de l’hôtel, ses roses à la main hésite à entrer. Le plan (semi ensemble) ne cadre qu’une partie de la façade de l’hôtel et pourtant la petite fille qui lui fait face semble déjà écrasée par cet univers minéral.

À l’intérieur, une table chargée de nourriture attend les frères qui, après s’être restaurés, ne peuvent résister à l’appel de la fraîcheur et plongent dans une piscine où ils se transforment en dauphins. « J’ai appelé à l’aide, mais en vain. Seul l’écho me répondait » constate la narratrice (p. 18-19). Dans la cour intérieure de l’hôtel rendues par des tonalités sépia l’héroïne qui marche d’un pas décidé dans sa petite robe bleue semblerait être le seul être vivant s’il n’y avait trois oiseaux qui s’abreuvent dans un bassin.

La petite fille rencontre alors « l’Oracle », le lion majestueux qui figure sur la couverture, et qui invite l’héroïne à se restaurer mais la fillette résiste, elle veut repartir avec ses frères. L’Oracle lui accorde trois jours ; si elle parvient à rester au sein du palais, à la table du festin pendant trois jours, sans boire ni manger (« sans pendre ne serait-ce qu’une goutte d’eau ») elle pourra repartir.

Notre héroïne remportera l’épreuve et la famille réunie pourra aller offrir les roses blanches à la mère mais… L’ultime péripétie montre que le récit de Levi Pinfold n’est pas un simple compte, la narration à la première personne avait bien une raison d’être, et le « je » de l’enfant en construction est appelé à rencontrer l’inconscient maternel.



[1] Levi Pinfold, La Légende du Chien noir, Little Urban, 2015.



https://www.ecoledeslettres.fr/fiches-pdf/le-secret-des-sables-de-levi-pinfold-un-album-poetique-et-initiatique/

vendredi 22 mars 2024

La Tempête, de Shakespeare ou les bouleversements idéologiques des XVIe et XVIIe siècles


La séquence, ici présentée, vise à introduire le second objet d’étude de la spécialité «Humanités, littérature et philosophie » de la classe de première, «Les représentations du monde ». Il s’agit de montrer comment La Tempête, dernière pièce de Shakespeare, a pu être influencée par les bouleversements idéologiques liés aux grandes découvertes de l’époque et à l’émergence du rationalisme. La première séance situe Shakespeare, auteur relativement peu connu des lycéens, dans son temps. La deuxième séance aborde un passage clé de l’exposition qui permet d’interroger le statut du personnage de Prospéro, magicien érudit et maître d’œuvre de la pièce. Les troisième et quatrième séances s’intéressent à la représentation de la rencontre du dramaturge avec les peuples amérindiens et au choc des cultures qui en résulte. Les deux dernières séances sont consacrées à la place croissante du rationalisme dans la pensée des classes cultivées, lequel se substitue aux pensées magiques issues des superstitions en cours au Moyen Âge. L’évaluation consiste en une question de réflexion qui invite à puiser ses exemples essentiellement dans l’œuvre de Shakespeare. 

Une série d’exposés pourra prolonger la dimension mythique de la pièce et introduire le thème des utopies. 

Sujets d’exposés proposés: 

• le tableau de Waterhouse, Miranda, the Tempest (en couverture de cette séquence); 

• les illustrations d’Arthur Rackham pour La Tempête, édition William Heinemann de 1926, sur Wikisource : https://en.wikisource.org/wiki/The_Tempest_(Rackham)/Act_1 ; 

• la réécriture d’Aimée Césaire, Une tempête; 

• le film de Fred M. Wilcox, Planète interdite (disponible sur lacinetek.com), réécriture, sous forme d’un scénario de science-fiction, de la pièce de Shakespeare ; 

• le motif de l’île utopique dans une œuvre littéraire : L’Utopie, de Thomas More ; L’Atlantide, de Francis Bacon; L’Île des esclaves, de Marivaux ; Supplément au Voyage de Bougainville, de Diderot; Paul et Virginie, de Bernardin de Saint-Pierre ; Île, d’Aldous Huxley ; Cefalu, de Lawrence Durrell; Sa Majesté des mouches, de William Golding ; Vendredi ou les Limbes du Pacifique, de Michel Tournier.

https://www.ecoledeslettres.fr/fiches-pdf/la-tempete-de-shakespeare-ou-le-bouleversements-ideologiques-des-xvie-et-xviie-siecles/


Le Journal d’Ève ou le triomphe d’une insoumise

Dans une parodie de la Genèse hilarante, Twain inverse le rapport homme femme et fait de la mère de tous les humains  une figure de la résistance plus attachée à sa liberté qu’à un paradis monotone.

 

Ève est sans doute, avec Huckleberry Finn, l’une des figures les plus attachantes des œuvres de Mark Twain. Les deux personnages ont plus d’un point commun, dépourvus de préjugés, ils sont libres, entreprenants, n’hésitent pas à se confronter au monde pour en tirer des leçons – parfois certes contestables – mais toujours fondées sur une expérience dans laquelle ils s’engagent sans réserve.

Au centre d’un monde nouveau

Publié en 1904, Le Journal d’Ève[1] prolonge, non sans contradictions le Journal d’Adam[2] rédigé une dizaine d’années plus tôt. Alors que le Journal d’Adam reprenait assez fidèlement le récit de la Genèse, Le Journal d’ Ève s’avère beaucoup plus elliptique, rien (ou presque) n’y est dit au sujet de « l’arbre de la connaissance du bien et du mal » : « J’ai essayé, écrit Ève pensant à Adam, de lui faire tomber quelques pommes, mais je ne suis pas bonne au lancer. Je les ai manquées, je crois quand même que l’intention lui a fait plaisir. Elles sont interdites, il dit que je vais m’attirer des ennuis, mais si c’est pour lui plaire, quelle importance ? » (p. 206-207). Voilà tout. De façon assez logique, Ève n’est pas dans la transgression puisque l’avertissement divin n’a été donné qu’à Adam, lequel se montre d’ailleurs peu loquace voire même fuyant à l’égard de sa compagne.

Sans rapport direct avec le créateur, Ève n’a pas de compte à rendre et prend le paradis pour un champ expérimental. Elle-même a parfaitement conscience d’être une « expérience » : « J’ai l’impression d’être une expérience. Je me sens vraiment comme une expérience. Personne ne peut se sentir plus expérimental que moi, au point que je suis convaincue d’en être une – d’expérience ; une expérience, rien de plus. Mais, si je suis une expérience, suis-je toute l’expérience ? Non. Je ne crois pas. À mon avis, le reste en fait aussi partie. J’en suis l’essentiel, mais le reste a sa part dans l’affaire. » Loin néanmoins de se sentir entravée par son statut d’« expérience », Ève prend immédiatement son destin en main. Elle se sent immédiatement sujet, au point de se questionner sur le fait de savoir si elle est « toute l’expérience ». La réponse qu’elle apporte est savoureuse : elle en est l’essentiel – voilà donc Adam relégué. Et si « le reste a sa part dans l’affaire », c’est bien Ève qui, en tant que sujet conscient, va s’emparer du monde comme objet.


https://www.ecoledeslettres.fr/fiches-pdf/le-journal-deve-ou-le-triomphe-dune-insoumise/



[1] On trouvera ce conte de Twain dans notre anthologie, Dénoncer les travers de la société, l’école des loisirs, 2019.

[2] La nouvelle est disponible en français dans le recueil intitulé Comment raconter une histoire (trad. de Chloé Thomas), Rivages poche, 2019.



samedi 16 mars 2024

Gallimard publie de nouvelles traductions de Raymond Chandler


La fameuse « Série noire », collection de romans policiers dirigée par Marcel Duhamel de 1948 à 1977, a fait connaître en France de nombreux romanciers américains dont le talent ne se limitait pas à bâtir une intrigue bien ficelée. Dashiell Hammett appartient désormais au panthéon de la littérature américaine, Raymond Chandler ne démérite pas à ses côtés dans cette collection. Son perfectionnisme stylistique méritait qu’on revoie la traduction de ses œuvres qui ont été singulièrement maltraitées par les traducteurs de la Série noire. Ils avaient en effet parfaitement intégré les codes du roman hard boiled (roman des durs à cuire), à savoir : action, argot et femmes fatales.

La voix singulière de Marlowe

Gallimard avait déjà entrepris un sérieux travail de révision, il y a dix ans, avec la publication, dans la collection « Quarto », d’une traduction révisée de cinq des sept romans de Chandler. The Little Sister, cinquième volume des aventures de Philip Marlowe et traduit en 1947 sous le titre Fais pas ta rosière !, s’y retrouvait sagement intitulé La Petite Sœur. Cela aurait sans doute réjoui Chandler, lequel avait été déconcerté par le titre français – en argot, une rosière est une jeune fille vertueuse. Seules les traductions réalisées par Boris Vian n’avaient pas été touchées. Si elles ne sont pas complètement mauvaises, elles sacrifient quand même au goût de l’époque, et on a du mal à entendre la voix du privé de Chandler dans les choix stylistiques opérés par l’écrivain. « Je la calottai encore un peu. Elle n’y fit pas du tout attention » devient « Je lui ai donné quelques gifles supplémentaires. Ça ne l’a pas dérangée. » (traduction nouvelle de Benoît Tadié). Il est évident que l’utilisation du passé composé rend de façon plus efficace la langue de Chandler qui est une langue parlée. Quant au verbe « calotter », il a une connotation argotique que n’a pas l’anglais slap (claquer, gifler). Benoît Tadié (Le Grand sommeil) et Nicolas Richard (La Dame du lac) se sont, chacun à leur manière, attachés à nous faire entendre la voix de Philip Marlowe, héros et narrateur des romans de Chandler.


https://www.ecoledeslettres.fr/gallimard-publie-de-nouvelles-traductions-de-raymond-chandler/


mardi 2 janvier 2024

L'homme et l'animal dans les Fables de Florian, séquence pour les premières HLP

 


« Je me sers d’animaux pour instruire les hommes », constatait La Fontaine dans sa dédicace au prince Dauphin. Une centaine d’année, Jean-Pierre Claris de Florian, petit neveu par alliance de Voltaire, fait un choix similaire. Et jusqu’au premier tiers du XXe siècle, Florian devait, à côté du génial La Fontaine, être considéré comme l’un des plus grands auteurs de notre littérature. L’histoire a ses revers et Florian, peu à peu, est tombé dans l’oubli. En proposant à des élèves de premières d’aborder son œuvre[1], on ne se contente pas de réparer une injustice (Florian est un très grand poète), on leur fournira  aussi l’occasion de lire un genre populaire et spirituel, écrit dans une langue assez simple pour ne pas ternir le plaisir de la lecture.

Instruire les hommes, certes ! Mais l’animal n’a-t-il que cette fonction didactique dans la fable ? La sensibilité de l’auteur le conduit au-delà du topos et c’est bien à l’animal, en tant qu’être vivant qu’il s’intéresse. Représentation anthropomorphisée (« La Carpe et les Carpillons »), l’animal ne cesse de s’interroger sur sa valeur aux yeux de l’homme et ce questionnement permet de mettre en scène le théâtre de la cruauté sociale tout en portant les valeurs des lumières.

1. Florian et la poétique de la fable ;

2. La fable et le jeu de l’anthropomorphisme, étude de « La Carpe et les Carpillons » et de l’illustration de Grandville ;

3. La question de rapport de l’homme à l’animal dans les fables de Florian, étude comparée de quatre fables ;

4. Quand l’animal porte les valeurs des Lumières ;

5. La fable et le jeu de l’anthropomorphisme : quand la monde animal reflète les travers de l’humain : « Le Chat-huant et le philosophe ».

[1] On utilisera l’édition de l’école des loisirs, Florian, Fables, coll. Classiques, 2009, rééd. 2019.


https://nrp-lycee.nathan.fr/sequences/lhomme-et-lanimal-dans-les-fables-de-florian/

La Saga Harry Potter : essai sur l’architecture secrète de l’oeuvre

 Avec La Saga Harry Potter - La magie de la narration, chez Third éditions, les auteurs, David et Lucas Torrès ont voulu composer une somme de référence sur l’œuvre de JK Rowling, l’objectif  étant affiché par le sous titre : mettre en évidence la « magie de la narration » dans les aventures d’Harry Potter.

La cohérence d’une œuvre foisonnante

Et c’est effectivement dans cette analyse des procédés narratifs et de l’extrême cohérence d’une œuvre foisonnante que réside la force de ce gros ouvrage. Les auteurs démontrent de façon convaincante l’existence d’une architecture secrète, fondement d’un ouvrage dont la rédaction s’est échelonnée sur plus de dix ans (le premier tome est publié en 1997, le dernier en 2007).

Le chapitre 1, « Harry Potter à l’école des sorciers », montre par exemple que les sept épreuves que traversent les héros, dans le premier tome, sont autant de mises en abyme des intrigues que développeront chacun des sept titres de la saga. Utilisant des méthodes qui rappellent la critique structuraliste, les auteurs montrent aussi que les sept tomes obéissent à un principe de composition en miroir, le toma 4 (La Coupe de feu) servant de pivot à l’ensemble de la saga. « Le quatrième volume occupe une place bien particulière au sein de la sage Harry Potter, étant donné qu’il en incarne le centre exact. Il est le point médian qui sépare en deux l’intégralité du cycle avec, d’un côté, l’âge de l’innocence, et de l’autre d’âge adulte (tomes cinq à sept) ». Convoquant des motifs et situations bien précis, les tomes 1 et 7 se répondent, de même que les tomes 2 et 6 ou 3 et 5.

https://www.ecoledeslettres.fr/la-saga-harry-potter-essai-sur-larchitecture-secrete-de-loeuvre/